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Music

Le groupe Mashrou' Leila est en train de changer les mentalités au Liban

Pour la première fois dans l'histoire, l'indie-rock fait avancer les Droits de l'Homme.

Parler de sexe dans le monde Arabe est plutôt compliqué. Le tabou qui entoure le sujet s'applique partout, de la musique aux films, en passant par le système éducatif - de nombreux pays arabes comme l'Arabie Saoudite, le Yemen et l'Egypte ont d'ailleurs banni les cours sur la « reproduction » à l'école. Même entre adultes, on évite. Et la pop culture le reflète bien. Ce tabou justifie les lois archaïques qui régissent la sexualité dans ces pays et réduit l'éducation sexuelle à néant. Résultat : forte augmentation des cas de VIH, avortements-boucherie à la maison et victimes de viol réduites au silence.

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Évidemment, chanter à propos du sexe est une tâche difficile. A fortiori lorsqu'il s'agit de relations homosexuelles. Les discussions liées à ce sujet sont extrêmement limitées, le gouvernement ne veut pas en entendre parler, les médias mettent en place une censure musicale sans précédent, et les maisons de disque du monde Arabe ne sont de toute façon pas très branchées par les musiciens voulant coucher avec d'autres hommes.

Mashrou' Leila,

eux, s’en foutent, ils en parlent quand même.

Ce groupe indie rock basé à Beirut tente de bousculer la pop arabe, qu'ils estiment trop complaisante et qui, selon eux, contribue à dresser des murs autour de la sexualité dans leur pays.

Hamed Sinno

, le chanteur de Mashrou' Leila, est ouvertement gay et n'hésite pas à remplacer le cliché du couple hétérosexuel régnant sur l'industrie musicale arabe par des paroles bien plus offensives sur sa propre vie. Depuis six ans, Mahrou' Leila chante haut et fort les droits des homosexuels dans un pays qui n'en propose aucun.

Au Liban, le sujet est plus que tabou – il est illégal. L'article 534 du Code Pénal libanais interdit clairement les activités sexuelles qui « vont à l'encontre des lois de la nature ». Les actes considérés contre-nature, comme l'homosexualité, sont passibles d'arrestations, dans la rue comme chez soi. Et ces arrestations ne sont pas toujours faites au hasard ; elles visent généralement des lieux culturels libanais qui pronent un mode de vie plus tolérant, et s'adressent principalement aux jeunes. À la demande du maire de Dekwaneh, une banlieue de Beirut, la police a fait une série de descentes et fermé la plupart des boites gay de la capitale en 2013. Mais la sanction ne s'est pas arrêtée là et la police a estimé que la leçon devait passer par l'humiliation : les habitués de ces clubs ont été forcés de se déshabiller, pour être ensuite photographiés nus.

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Depuis ses débuts en 2008, Mashrou' Leila a toujours été un groupe controversé, et pas seulement à cause de ses discours pro-gay. Lors d'un concert devant le Premier ministre libanais

Saad Hariri

, les membres du groupe se sont adressés directement à lui, juste avant d'entamer leur titre le plus politisé, « Al Hajiz » en ajoutant des « enculé » aux paroles d’origine. Leur musique a bercé le Printemps arabe et a fait bien plus pour les droits homosexuels que n'importe quelle agence de presse, même si le groupe ne se revendique d’aucun mouvement ni parti politique. «

Ce serait idiot d'essayer de parler au nom d'autres personnes, comme certains aimeraient qu'on le fasse

», m'explique Firas Abou Facker, le guitariste du groupe. Intentionnel ou pas, l'engagement de Mashrou' Leila a permis d'extérioriser les sentiments de la jeunesse de Beirut, faisant du rock indie arabe l'avocat le plus bruyant des droits de l'Homme, et plus précisément de ceux des homosexuels.

Depuis qu'ils ont commencé à parler de sexe, davantage de gens se sont mis à en parler à leur tour. Aujourd'hui, le blocage culturel autour du sujet évolue. Les organisations libanaises de défense des droits LGTB, comme

Helem

, ont réussi à organiser des conférences et des manifestations. L'ONG

Meem

offre désormais un soutien légal aux lesbiennes. La persévérance de Mashrou' Leila a permis à la question homosexuelle de se glisser dans la culture mainstream, obligeant les politiciens à en débattre eux-mêmes. L'année dernière, le Liban est devenu le premier pays Arabe à admettre que l'homosexualité n'était pas une maladie. Ce mois-ci, un juge de Beirut a classé sans suite une affaire concernant une femme transgenre, car il estimait que l'Article 534 ne devait pas s'appliquer aux couples de même sexe, concédant ainsi que l'homosexualité n'était pas « contre-nature ». La nouvelle de cette décision en faveur des transgenres est considérée comme une victoire majeure des droits LGTB dans le monde, ce qui amène à penser que le Liban est en train de changer bien plus vite que ce qu'on imaginait.

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Mais Mashrou' Leila ne veut pas se réjouir trop vite. Un autre juge pourrait très bien appliquer à nouveau l'article 534 qui est toujours en cours, et les institutions comme le mariage gay, la présence d'homosexuels dans l'armée, l'adoption par des couples de même sexe ou leur reconnaissance dans la société ne sont toujours pas à l’ordre du jour.

Le seul vrai changement, finalement, a été l’ouverture du dialogue. Dans cette première interview donnée à un média occidental, Mashrou' Leila nous ont parlé des temps qui changent et de ce que l’indie rock Arabe avait à dire.

Noisey : Vous parlez beaucoup de sexe. Est-ce que le discours sur la sexualité a changé au Liban depuis vos débuts, il y a six ans ?

Le dialogue sur la sexualité a bien évolué ces dernières années au Liban, et le changement de discours de certaines personnes, qui sont passées de la stigmatisation à un soutien sans honte a changé la vie de beaucoup de monde. Ce sont des choses qui entrent en ligne de compte quand on écrit de la musique : notre situation personnelle, ce que nous écoutons, les combats auxquels nous devons faire face, des plus insignifiants aux plus importants. La censure ou le marketing n'en font pas partie. Nous sommes des êtres politisés, sexualisés et socialisés, nous parlons de choses qui comptent vraiment pour nous, et la musique est notre expression.

La communauté LGTB a vécu une importante victoire ce mois-ci, lorsque ce juge a estimé que l'Article 534 ne devait pas condamner une relation entre deux personnes de même sexe. En termes de droits, quelle sera la prochaine étape pour le Liban selon vous ?

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En fait, la loi n'est pas le seul problème ici. Le Liban n'a jamais connu de précédents de ce genre, alors la prochaine fois qu'un cas dans le genre se présentera, le juge pourrait tout aussi bien prendre la décision opposée, et ne pas en être inquiété. Je pense que la prochaine étape serait de provoquer un débat public autour de l'homophobie.

Est-ce devenu plus simple aujourd'hui de parler d'homophobie ?

L'important a toujours été -et ça le sera toujours- d'écrire sur ce qui nous semble juste. Ce n'est devenu ni plus facile ni plus compliqué, parce que la réaction des gens n'est jamais entrée en ligne de compte lors de notre processus d'écriture. Pourtant, c'est intéressant de constater que beaucoup de personnes qui nous écoutent ont l'impression d’être directement impliquées, nos paroles leur fournissent une sorte de représentation. C'est très flatteur, mais en même temps fatiguant, parce que tu ne peux pas exprimer vraiment les sentiments des autres quand ce sont les tiens que tu essayes de mettre en musique.

C'est pour ça que vous avez créé Occupy Arab Pop ?

Le hashtag #OccupyArabPop a été conçu en même temps que notre campagne de crowdfunding et notre ambition d'imaginer un espace dans la pop arabe qui représente une alternative aux formules « testées et approuvées » des gros labels du Moyen-Orient.

Qu'est-ce qui doit changer dans la scène musicale arabe ?

On en a marre des télévisions qui ne passent que des artistes associés à leurs stations radio, qui sont elles-mêmes associées à leurs labels, et ainsi de suite. Il y a un véritable monopole de ce côté-là. On en a aussi marre des artistes qui parlent de pseudos contes de fée romantiques. On ne partage pas cette vision. Dans la région, la musique a contaminé une bonne partie du public, et avec le nombre et la portée des plateformes en ligne, les mouvements alternatifs se développent très vite.

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Quand vous avez sorti « Shim el Yasmine », qui aborde de manière explicite l'amour entre deux hommes, avez-vous rencontré une certaine résistance de la part de vos collègues de l'industrie musicale ?

Il y a de grosses compagnies qui ont investi dans un canevas dont ils savent qu'il fonctionne, du moins financièrement, et qui sont du coup assez peu intéressés dans l’idée de soutenir des voix qui pourraient constituer un risque. Mais je pense que bon nombre de nos collègues ont trouvé admirable le fait que quelqu'un ait enfin pris la peine de secouer cette industrie poussiéreuse. Et si ce n'est pas le cas, ils ne nous l'ont en tous cas pas dit en face.

Beaucoup de titres de votre nouvel album Raasuk répondent directement à de récents évènements, comme

l'attentat à la bombe sur la place Sassine

. Où étiez-vous quand vous avez écrit « Wa Nueid » ?

Raasuk

est un album qui nous a pris du temps, c'était notre première production destinée à toucher un public plus large. Mais en vérité, on n'arrête jamais d'écrire, jusqu'à ce qu'on appuie sur le bouton REC ; lorsqu’on était à Montréal, on est entré pour la première fois dans un studio loin de chez nous, complètement immergés dans le processus de création. C'est là qu'on a appris pour Sassine, à travers la vision des médias étrangers et de nos proches sur Skype, et ça a été une expérience puissante. Quand tu es à Beirut, tu peux sentir l'énergie de la ville, voir les choses que les journaux ne parviennent pas à traduire : des choses comme les dommages psychologiques que ça produit sur les libanais, ou les changement subtils de personnalités. Etre loin de tout ça nous a fourni une inspiration complètement nouvelle.

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Pour beaucoup de gens, ce morceau résonne comme un chant de bataille ; « Dis leur qu'on est toujours debout ; dis-leur qu'on continue à résister ». A quel point la musique a-t-elle changée depuis le Printemps arabe ?

« Wa Nueid » est probablement ma chanson préférée de l'album, mais je change d’avis assez souvent. Pas seulement au niveau des paroles, mais musicalement, surtout. On a essayé d'y allier la mythique patience et la détermination de Sisyphe à l'immense futilité d’une action répétitive, encore et encore. Dans un sens, le Printemps arabe et les évènements qui l’ont déclenché sont nés au même endroit que beaucoup d'autres mouvements musicaux, artistiques, etc. Il y a clairement eu une poussée de créativité depuis cette période, due à l'attention soudaine que cette région recevait de la part du reste du globe. En même temps, la musique du monde Arabe semble avoir annoncé des années auparavant, de manière assez prophétique, ce qui allait se passer lors du Printemps.

Avant le Printemps arabe, vous aviez l'habitude de vous plaindre de la paresse des gens mécontents par le gouvernement. Dans une de vos anciennes chansons, « Ubwa », sortie en 2009, vous chantiez « Comment suis-je sensé être politisé quand tout le monde est si paresseux ici ? Et tout le monde place la religion au dessus de tout. » Ces frustrations existent toujours ?

L'idée que le Printemps n'est arrivé qu'en 2011 est un conte raconté par les médias occidentaux dominants. Pour bon nombre de Libanais, le Printemps arabe a débuté en 2005, avec le soulèvement du Liban contre l'hégémonie politique syrienne dans le pays. Cette révolte, comme bien d'autres à travers le Moyen-Orient, a fini par être matée. Je pense donc que de plus en plus de gens devraient être touchés par « Ubwa ».

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Votre dernier album Raasuk est beaucoup plus dansant. Le morceau du même nom (qui signifie d'ailleurs « Ils t'ont fait danser ») utilise un beat synthétique que vous n'aviez jamais utilisé auparavant.

Ce titre est le fil qui relie toutes les idées qui nous sont venues durant la conception album, y compris notre amour pour la danse et notre envie de faire danser les gens. Le morceau parle d'un homme qui danse au rythme de son propre cœur, mais cette liberté est compliquée à contrôler et son cœur a donc été remplacé par une boite à rythme, de manière à ce qu'il puisse continuer à danser, mais désormais avec tout le monde. On était très excités par ce que cette imagerie apportait, et par le pouvoir que peuvent avoir des foules qui viennent danser sur le même rythme, mais qui sont à des années-lumière du protagoniste formaté et brisé de la chanson.

Vous craignez ce conformisme dans la musique ?

Dans un sens, la chanson parle du fait qu'il est virtuellement impossible de vivre une vie complètement libérée des entraves de la société. Tout le monde doit faire des concessions ; il y a des défaites qu'il faut accepter et des victoires qu'il faut cacher.

Est-ce que vos paroles pro-gay vous empêchent de jouer à certains endroits ?

Ah ! Je pense qu'on peut déjà affirmer que ce n'est pas demain la veille qu'on jouera en Arabie Saoudite.

Aujourd'hui, vous êtes clairement en train de modifier l'industrie musicale arabe. Est-ce comme ça que vous voulez qu'on se rappelle de vous ?

C'est une bonne question. Je veux qu'on se rappelle de nous pour l'amour qu'on a voulu donner à notre public. Quand on lit les messages de nos fans, c’est comme s'ils étaient sincèrement touchés par la musique, comme si ça n'était pas juste un énième phénomène de mode. On aimerait qu'on se rappelle de nous pour ça, et pour avoir su faire notre chemin dans l'industrie, malgré les difficultés. Mais qui sait ce que l'avenir nous réserve ?

Mary von Aue est sur Twitter -

@von_owie