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Lafawndah a monté une usine à tubes en plein New York

Egypto-iranienne née à Paris mais installée aux USA, Lafawndah débarque enfin en France pour défendre « Tan », son EP sorti en début d'année sur Warp.

Pas de bol pour Lafawndah. Quand

Tan

, son premier EP pour le label Warp, sort en février, elle n’est pas en France pour le défendre, ce pays qui l’a vu naître et grandir. Egypto-iranienne née à Paris, elle semble avoir passé sa vie scotchée à sa valise à roulettes tant son passeport au nom de Yasmin Dubois s’est fait tamponner tous les trois mois. La voilà donc quelques mois plus tard, regrettant ce décalage qui a pourtant l’air de s’inscrire dans un vaste complot destiné à démontrer qu’elle ne fera jamais rien comme les copines. Installée à New York, son électronique puise dans des influences tout aussi multiples que les pays et les cultures qu’elle a croisés. Ethno R&B, électro tropicale, pop mondialisante, on va essayer de ne pas dire n’importe quoi.

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Car Lafawndah représente tout ça à la fois, depuis ses débuts avec sa copine Emily King, productrice sous le nom Garage MBanda, et la sortie d’un premier EP 4 titres en 2014, jusqu’à son association avec une équipe de champions du monde de la console et de ProTools : James Connolly alias L-Vis 1990, également boss du génial label Night Slugs, Aaron David Ross, alias ADR, du duo Gatekeeper et Nick Weiss de Teengirl Fantasy, duo américain relocalisé à Amsterdam. Elle écrit, compose, chante, échange aussi, beaucoup. A l’aube de sa carrière, elle se demande presque ce qu’elle fout là, s’interrogeant sur les gens qui cliquent sur ses clips ou qui vont acheter des tickets pour ses concerts. New York, Noisiel, Téhéran, Mexique, Paris, Guadeloupe, Inde, Espagne : on pose les valises 30 minutes et tu nous racontes tout ça, Yasmin. Et je te demanderai pas ce que veut dire Lafawndah, on est sur Noisey.

Noisey : Tu vis à New York, mais tu as parcours assez voyageur.

Lafawndah :

Je suis partie m’y installer il y a neuf ans. Je suis née et j’ai grandi à Paris, et j'ai vécu à Téhéran entre l'âge de un et cinq ans.

C’est ce qui explique ta construction musicale ?

Tout est entré dans mes oreilles en pointillés, rien ne fait vraiment sens. Si je te racontais ce que j’écoutais quand j’étais petite… J’ai raté des trucs majeurs en pop, en rock, dans toute la musique occidentale. J’ai écouté énormément de musique classique jusqu’à très tard. La possibilité de tout connaître m’a toujours intimidé et j’ai toujours eu besoin d’être initiée par quelqu’un. Ça me donnait ensuite le choix entre creuser ou laisser tomber. Mais en musique, je n’ai pas eu ça, je n’ai pas eu de mentor.

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Tout s’est donc fait à l’aveugle, avec beaucoup de musique classique, de musique folklorique iranienne de la région de ma mère. Elle est originaire de Masshad, une ville de l’est pas loin de la frontière avec l’Afghanistan, où ma grand-mère avait beaucoup d'amis musiciens. Et puis du gospel, car ma tante en écoutait beaucoup. Mais j’aimais pas le R&B, je trouvais ça trop sucré, trop triste, avec trop d’émotions. Mon cousin en écoutait beaucoup et j’avais juste un single de TLC que j’adorais, et le seul album de Lauryn Hill que je connaissais, le

MTV Unplugged

. Des trucs bizarres qui n’avaient pas trop de sens… À un moment, j’étais obsédée par Tom Waits. Je n'ai pas écouté tant de musique que ça en fait.

Ça tranche avec le parcours habituel d’un artiste.

Oui, chez moi il n’y a pas de logique, pas parce que je ne le veux pas, mais parce qu’il n’y en a pas eu. Et c’est comme ça aussi pour le cinéma. Quand je vivais en France, on pouvait aller à pieds de chez moi à la Ferme du Buisson à Noisiel et c’est comme ça que je me suis formée.

C’est plutôt une chance, non ?

C’est très bien mais ça donne aussi de grosses lacunes. Tu arrives ensuite au lycée dans le XVIe à Paris où on te parle du blockbuster que tout le monde est allé voir durant le week-end. Et moi, j’avais vu un documentaire sur des pêcheurs en Mauritanie…

Du coup, tu t’es mise très tôt à la composition ?

Non, ce n’est pas venu tôt. C’est hyper intimidant d’écrire, même si je fais de la musique depuis l’âge de cinq ans et que je suis allée au Conservatoire.C’est comme regarder en bas depuis le haut d’une falaise. Ça a commencé avec les textes puis l’envie de les chanter, avec des mélodies. C’est venu comme ça sur les 15 / 16 ans. Tout commence par les mots, et après il a fallu construire autour de ça.

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Et l’Anglais s’est imposé immédiatement ?

Oui, je parle anglais depuis que je suis née, c’est ma deuxième langue maternelle. L’envie de composer est aussi venue du fait que je n’entendais pas la musique que j'avais envie d'entendre. L’impression de ne pas être représentée dans tout ce que j’écoutais. Du coup, il fallait le faire, et peut-être que la satisfaction viendrait de là.

Et c’est comme ça qu’est né ton premier EP ?

Au départ, je n’étais pas censée l’enregistrer. Ça s’est fait par accident, un très bel accident. Ma grande amie Emily King avait produit un titre, « Jungle Exit », en Guadeloupe avec Jean-Claude Bichara, un producteur de musique zouk. Elle me l’a envoyé et j’ai écrit le texte en swahili en une après-midi. Je l’ai rejointe pour qu’on produise le titre et en arrivant, on s’est enfermées toutes les deux dans le studio et on s’est mises à bosser. C’était hyper intimidant, y compris techniquement. C’est un truc de projection. Car évidemment qu’il y a des femmes qui produisent mais en tant que fille, tu ne grandis pas avec l’idée de pouvoir le faire. Ce serait sûrement différent si tu avais vu depuis l’âge de quatre ans des femmes produire et se produire sur scène.

Le côté technique fait aussi un peu peur. Apprendre un logiciel, c’est un peu laborieux et induit un processus à deux vitesses, entre ce que tu imagines et ce que tu peux faire techniquement. Ça génère des moments de frustration. C’est trop chiant que ça aille si lentement. Tu as déjà un album dans ta tête et t’es là en train de couper avec ta souris dont tu ne sais pas bien te servir, tu ne connais aucun raccourci…

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Mais ton amie Emily ne maitrisait pas mieux la technique ?

Non ! Elle avait commencé sur GarageBand peut-être six mois avant, et avait franchi le pas. Mais on a produit l’EP sur ProTools qu’elle n’avait jamais touché non plus. C’était vraiment un truc de guerrier où on s’enfermait dès le matin pour douze heures d’affilée, avec de grands moments de frustration. Mais plus tu avances, plus tes idées et la technique se rapprochent.

Et c’est comme ça que Warp t’a repérée ?

Il s’est passé du temps entre les deux. J’ai réalisé un deuxième EP et j’ai eu un rendez-vous avec le directeur artistique principal du label. Ça s’est passé de façon très cool, il m’a demandé que je lui envoie l’EP sur lequel je travaillais. Je lui ai envoyé et le lendemain, je recevais une proposition par mail. J’ai eu trop de bol. Je crois que ma musique le touche de manière personnelle car nous avons plein de références communes, nous partageons les mêmes albums fétiches. C’est une signature un peu chouchou pour lui.

Ces morceaux, tu les as donc produits à New York ?

En partie. On a les commencés sur Fire Island et on les a finis à New York. Je bosse avec une équipe où on est tous très amis. On est très proches à New York, on a vécu ensemble et l’EP s’est fait de manière très fluide en studio. Tout a commencé par la vie et pas par un directeur artistique qui te colle dans un studio, ou un manager qui te dit ce qu’il faut faire. Avec Nick Weiss, on a été potes pendant un an et demi avant de toucher à la musique. Maintenant, on forme une équipe, on bosse à quatre sur l’album comme on a bossé à quatre sur

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Tan

. Je suis à toutes les sessions, un peu le fil conducteur. Je fais des morceaux parfois toute seule, ou seule avec Nick, parfois avec ADR, parfois c’est ADR et Nick, parfois ADR et James, parfois c’est James et moi… Et les autres interviennent à des moments différents, les uns commencent, les autres finissent.

Donc maintenant, tu souffres moins pour les textes ?

Non ! Enfin, la souffrance n’est pas toujours là, il y a parfois aussi des évidences, parfois des bastons. Ce sera toute la vie comme ça et c’est très bien. Je n’ai pas encore compris les logiques d’écriture. Il va y avoir un track fait en une nuit et puis un comme « Town Crier » sur Tan qui sera hyper douloureux. « Ally » a pris beaucoup de temps aussi. Certaines parties sont des fulgurances, les paroles et les mélodies d’ « Ally » n’ont pris que deux heures. Alors que le son derrière a pris des mois. C’est tout le temps surprenant mais j’aime bien que ce soit dur.

New York représente donc le lieu idéal au cœur de toutes tes influences ?

Oui et non, car nos lieux changent. Là, James et moi allons partir bosser à Londres pendant un mois. Ensuite, Nick et moi allons en résidence en Espagne pour travailler sur l’album. Ce qui est génial avec New York, c’est que c’est une concentration de tous les gens que j’aime, c’est un carrefour. Mais pour les influences, c’est au contraire bien de continuer les voyages. On vient par exemple de me proposer hier une tournée en Inde. Je suis encore sous le choc. Il y a quelque chose d’irréel dans le fait de faire de la musique par rapport à là où j’en suis. Je n’ai pas encore fait de vraie tournée, je commence tout juste. Début mai, c’est la première fois que je donnerai un concert en tête d’affiche, la première fois qu’on achètera un ticket pour moi.

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Du coup, tout ça reste très abstrait. J’ai des articles, des gens cliquent sur mes vidéos, m’envoient des messages… C’est super mais je ne sais pas qui écoute ma musique, je n’ai aucun rapport avec les gens qui ont un rapport avec moi. Tout est à sens unique pour l’instant. Juste l’idée que des inconnus me connaissent dans le monde m’étonne. Donc imaginer une tournée en Inde, je suis encore sous le choc. C’est trop beau. C’est le rêve même s’il n’est pas encore palpable.

Mais tu as bien ressenti ce qu’il se passait quand tu as mis tes clips en ligne ?

Oui mais tu ne sais pas ce que ça représente toutes ces personnes qui cliquent, ce que ça veut dire. Là je reviens d’un concert à Amsterdam, j’ai su la veille que j’étais tête d’affiche de la soirée. J’y ai vécu l’expérience d’un titre que les gens connaissaient. Ils criaient, et c’est quelque chose qui me surprend encore. « Ah t’es venue au concert parce que tu me connaissais ? » C’est pas normal.

Il va falloir s’habituer à tout ça.

Ou pas. J’aimerais bien que ça reste une surprise. Je ne veux pas que ce soit acquis. Il faudrait que ça reste tout le temps un étonnement.

Jouer en Inde, j’imagine que c’est le rêve ?

Oui, je prends ça comme un cadeau. Tout ce qui est périphérique au centre du monde m’attire. Mon rêve serait de faire un tour du monde sans passer dans aucun pays occidental. Et ce sans même communiquer sur ce côté spécial, juste dire que c’est un tour du monde : Nigéria, Inde, Amérique Latine, toute l’Afrique… Je veux être connue au Japon aussi, c’est important pour moi car je m’identifie aux lieux qui ne sont pas au centre. Et à leurs populations. J’ai aussi vécu au Mexique qui n’est pas au centre. Je suis iranienne et égyptienne, ce ne sont pas des centres non plus.

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Qu’as-tu tiré musicalement de ton expérience au Mexique ?

Je ne dirais pas que je connais bien car ce serait l’objet d’une vie mais j’ai été initiée. Je n’écoutais pas de salsa, de cumbia, ni de reggaeton et j’y ai pris une grosse claque. Etre initiée de manière pertinente a été le plus grand évènement qui me soit arrivé. J’étais au milieu de Mexicaines à la grande culture musicale. J’allais à des concerts et chaque dimanche, j’allais danser. Depuis mes 16 ans et que je vais en club, je danse toujours seule. En arrivant là-bas, j’ai dû apprendre à danser à deux. Apprendre à être une femme dans ce rapport de danse : à l’écoute de l’ordre qu’on me donnait au niveau du corps. Et en même temps, être réactive. Je n’aimais pas qu’on dirige mon propre corps mais ça m’a appris à comprendre les rythmes pour les refaire sur ordinateur. Sans passer par là, j’en aurais eu une compréhension moins complète. C’est passé par le corps et ça a mis du temps. Mais une fois que tu comprends le langage, c’est super. Le Mexique reste un grand moment de ma vie musicale.

C’est pour ça que tu as déclaré que la pop occidentale représentait ta world à toi ?

À New York, mes collaborateurs et amis ont une culture musicale très transversale. Le jugement sur ce qu’on a le droit ou non d’aimer avec lequel j’ai été élevé en France n’existe pas. Ce qui est de bon goût, ce qui est dérisoire, ce qui est ironique… Leur rapport à la pop-culture est totalement différent. James est anglais donc un peu plus snob, comme moi, même si on a beaucoup appris au contact de Nick et d’ADR. Mais on pourra faire des sessions d’écoute d’un obscur Japonais qui a joué du gong dans sa maison en bambou en 1962 autant qu’on prendra des heures à décortiquer un album de Taylor Swift : les accords, la production, pourquoi ça marche… Et il n’y a aucun cynisme là-dedans, tout est au même niveau.

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C’est nouveau pour moi de recevoir la musique comme ça. Plus jeune, j’avais l’impression que je n’avais pas le droit. Et les albums qui m’obsèdent depuis deux ans sont des disques de pop. J’ai écouté

ANTI

, le dernier Rihanna, environ 257 fois. Celui de Justin Bieber aussi, je le trouve brillant. Kendrick Lamar aussi mais lui, c’est le prophète. Et puis Adele. Tout ça, c’est nouveau pour moi. J’en ressens les effets dans ma manière de composer car j’ai juste une oreille différente de celles des gars. Ça vient beaucoup de la musique orientale, plutôt mineure, qui m’a habituée aux harmonies aux effets un peu douloureux.

Ce sont des rythmes très répétitifs aussi.

Oui ça donne quelque chose de très ventral. Je suis incapable de composer une mélodie de plus de 8 barres. Si t’écoutes comment sont composées mes mélodies, ce ne sont que des petits modules et c’est aussi hyper oriental. Ce ne sont pas des mélodies qui se développent.

Sinon, heureusement que tu joues cette semaine à Paris, ça a enfin été l’occasion de se voir.

Je suis contente, c’est hyper important pour moi d’avoir un rapport avec la presse française. Là, je tourne depuis décembre, avant même la sortie du EP. Pour cette série de concerts, je suis seule sur scène. Mais dès avril, en retournant à New York, je travaille à un nouveau live. Je rentre d’Amsterdam où j’ai joué avec plusieurs artistes du label Triangle. Une fille qui jouait aussi est venue me voir à la fin du concert pour proposer des beats si j’en avais besoin un jour. Je lui ai répondu que j’aimerais bien faire de la musique avec elle, mais que je n’avais pas besoin qu’elle me fasse juste des beats. Et elle s’est sentie choquée par sa propre proposition, car en tant que femme, elle produit et reçoit aussi ce genre de remarque qu’on est obligées de recadrer. Ça l’a rendue hyper triste de l’avoir faite à une femme. Elle a essayé de comprendre le pourquoi de cette proposition sous cette forme et m’a dit que c’est parce que sur scène, je chante sans machines. Je lui ai expliqué que je ne ressentais pas le besoin de prouver ça en live en ce moment. Je suis plus dans l’idée d’être super présente, avec un micro et de ne faire que ça. Ça donne un live très dépouillé, une autre sorte de show avec une vraie présence où je ne suis pas attachée à une machine, ou derrière un ordinateur pour montrer que je produis aussi.

Les femmes dans le monde de l’électro, c’est un sujet dont on ose enfin parler.

Dans une interview récente, Björk raconte ça pour la première fois. Elle vient d’une génération où il y avait, sinon moins de femmes, moins de femmes visibles en tout cas dans la musique. C’était une époque où si tu commençais à parler de ça, tu passais pour la reloue de service. Ce qui est toujours un peu le cas… Et donc elle raconte que ses albums correspondent à chaque fois à des collaborations, s’intégrant dans un processus plus ou moins en pointillés. Pourtant, chacun devenait l’album du gars en question. Et toute sa discographie, jusqu’au dernier album avec Arca, est présentée comme ça. Même lui était hyper choqué, il voulait s’excuser sur Twitter mais elle lui a dit que c’était pas la peine, c’est comme ça depuis vingt-cinq ans.

Bon faut que je note le nom de tous tes amis pour pas les écorcher.

Passe ta feuille et ton stylo, je te les écris.

Pascal Bertin utilise un stylo. Il est sur Twitter.