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Music

Yeezus revient, ou comment je me suis fait mystifier par le nouveau show de Kanye West

Un type masqué, seul sur scène, parfois accompagné de femmes nues, d'insectes géants, ou de Jésus.

Mon téléphone a rendu l’âme durant les premières secondes du Yeezus show. Plus moyen de prendre de notes. Plus moyen de prendre de photos. Un Kanye West masqué s’est mis à avancer vers moi, debout sur une structure pyramidale en mouvement, faisant hurler son âme au centre du Staples Center de Los Angeles, et j’étais là, face à lui, condamné à stocker tout ce que j’allais voir dans un coin de ma mémoire… Mais même si à l’heure où j’écris cet article, assis devant mon ordinateur, certains détails sont devenus flous, l’expérience Yeezus reste gravée dans ma chair..

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Le Yeezus tour n’a pas été conçu pour attirer les foules. Il a été conçu pour permettre à Kanye d’exorciser ses démons. On a d’ailleurs clairement l’impression de regarder un film d’horreur. C’est d’autant plus flagrant à quelques jours d’Halloween. Beaucoup de gens dans le public portaient des costumes, et l’atmosphère générale de la soirée s’est peu à peu mise à glisser vers quelque chose de super creepy.

J’ai vu Kanye West durant la tournée Touch The Sky. Les gens portaient des polos Lacoste avec le col remonté, tout excités à l’idée de voir l’artiste le plus excitant du moment maximiser son mantra en temps réel devant eux. J’ai aussi fait le Glow In The Dark tour. Les gens portaient des Shutter Shades et écoutaient Graduation à fond sur le parking. Et puis, il y a deux ans, je suis venu dans ce même Staples Center pour la tournée Watch The Throne. Jay-Z et Kanye… en tournée… ensemble. C’était une fête. C’était comme se réveiller le matin de Noël quand tu as 6 ans. Il y avait cette énergie complètement dingue, du début à la fin, que je ne retrouve plus aujourd’hui.

Yeezus,c’est comme assister à l’enterrement de toutes les frustrations de Kanye, comme s’il était prisonnier d’une maison hantée. Des goths. Des hommes en jupes. Un décor ambitieux. Des t-shirts avec des têtes de morts et des drapeaux confédérés. Au cours de la soirée, malgré les 20 000 personnes présentes, j’ai croisé au moins une douzaine de gens que je connaissais. Tout le monde était habillé en noir. On était raccord, comme une armée. On se tenait prêts. Yeezus est l’incarnation des souffrances et des drames que Kanye a traversé depuis sa dernière tournée en solo. Tu rentres là-dedans et tu t’aperçois que son image a changé. C’est sombre. Sinistre. Réel. C’est différent.

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Kendrick Lamar a frôlé les sommets cette année, mais en présence de Kanye, sa brillance s’estompe. « m.A.A.d City » a rendu plus de gens dingues dans n'importe quel club à 3 heures du matin que dans cette putain d'arène. Ok, des milliers de personnes ont chanté le refrain en sautant partout et c’était cool, mais tout le monde était conscient de ce qui allait suivre. L’attente était palpable. Juste après sa prestation, la sono s'est mise à cracher des titres d'Untrue, l’album de Burial. Les gens se sont rués au bar. On a attendu environ une heure. La tension était à son maximum quand les lumières se sont éteintes. Ça y est. Kanye était sur le point d'apparaître.

« YEEZUS. YEEZUS. YEEZUS. »

Ça démarre sur « On Sight », un titre sur lequel Kanye demande : « À quel point j'en ai rien à foutre ? » D'emblée, il semblait tout à fait évident que le rien-à-foutre allait être la clé de la soirée.

Parce que cette tournée est un caprice. Finie l'époque de Graduation, finie la musique customisée pour les stades et les leçons apprises sur les tournées avec U2 et les Rolling Stones. Tout ça est désormais acquis, maîtrisé, et Kanye le dit lui-même – il a heurté un plafond invisible. Comment faire pour toucher davantage de gens ? Rien. C'est impossible, à moins d’émigrer sur une autre planète. Cette tournée n'a donc pas vocation à élargir son public.

Cette barrière est le catalyseur de l'expérience Yeezus. Un show où la vedette passe la plus grande partie du spectacle complètement seule sur scène, le visage masqué. D’autres protagonistes feront toutefois de brèves apparitions tout au long du concert : une douzaine de filles nues venues le porter à bout de bras, une bête ressemblant au Mothman, et Jésus. Sur scène, tout n'est que blasphème, mais un blasphème mesuré, un blasphème clin d'oeil. C’est creepy. C’est rock. C’est punk.

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Ce soir là, la peine intérieure de Kanye était d’autant plus grande que nous nous trouvions dans « la ville qui a pris [sa] mère, mais qui [lui] a donné [son] enfant ». Ses digressions retiennent l’attention du public. Elles sont une extension de ce message qu’il essaie de transmettre depuis le début de l’année et qui dit en substance : les Grammys sont fake. MTV est fake. Nike pourrait bien devenir fake aussi s’ils ne le laissent pas designer les maillots de la prochaine saison NBA. Il le répète sans cesse : grâce aux réseaux sociaux, c'est nous qui avons le pouvoir, pas les multinationales. Il harangue la foule, mais revient toujours très vite à son personnage en balançant des trucs genre : « À chaque fois que tu te sens impuissant, prends simplement 10 % de la confiance que j’ai en moi chaque putain de jour que Dieu fait et sens monter en toi la force qui te permettra de t'extirper de cette merde. » 10 putain de %.

D’autres morceaux ont été joués, bien joués. Les costumes étaient beaux et variés. Il y a eu des jeux de lumière, c’était planant. Mais tu t'attends à ce genre de trucs. Le Yeezus Tour te donne l'impression d'être détaché de tout, même durant ces traditionnels « rites de concert » où tu te retrouves à lever les mains en l'air avec 18 000 autres personnes . Yeezus va au delà de ça. Tu es là, devant un mec qui se prend à la fois pour Walt Disney, Steve Jobs, Ralph Lauren et Tupac Shakur, dans une arène de 18 000 places et ça te bouffe la tête.

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Le concert se termine sur « Bound 2 » et je me dirige vers la sortie avec mes amis, en chantant « Jerome’s in the house, watch your mouth », jusqu'à ce qu'on arrive à ma voiture. Mon téléphone est toujours mort. Pas moyen d'envoyer le moindre texto pour raconter ce que je viens de voir. Kanye West s'en fout, lui n'a même pas de téléphone. Tous ses réflexes nerveux sont au service de l'art, il n'a pas de temps à perdre avec les SMS.

Une fois dans la voiture, il fallait passer à autre chose. Vu que mon téléphone était mort, je ne pouvais pas jouer « Do My Thang » pour faire rager mes potes qui n’avaient pas arrêter de dire de la merde sur Miley Cyrus pendant le concert. Le seul CD que j’avais dans ma boite à gants était celui de Drake. La possibilité de retourner au Staples Center le mois prochain pour sa tournée Would You Like A Tour ? a été évoquée. J’ai déposé les gens chez eux, un par un. Yeezus occupait encore une large partie de mon cerveau, mais c'était désormais « Worst Behaviour » qui résonnait à plein volume dans l'habitacle.

À deux rues de chez moi, une fille m’a fait signe. Elle était habillée en noir. Je l’ai dépassé. Elle a continué à agiter les bras, de plus en plus frénétiquement, avec vigueur et désespoir, alors je me suis dit que j'allais jouer les Bons Samaritains et j'ai fait demi-tour. Elle s’est approchée de la vitre et m’a demandé : « Tu aimes Drake ? ». Elle venait d'Orange County et était en ville avec deux amies pour fêter un anniversaire. Leur chauffeur de taxi venait de faire un arrêt cardiaque. Ça expliquait sans doute la présence de toutes ces ambulances et ces camions de pompier dans mon quartier.

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Elles logeaient au Bervely Hilton, à 2km de chez moi, et avaient besoin qu’on les dépose. Je leur ai demandé si elles savaient que c’était là que Whitney Houston était morte. Elles savaient, et avaient déjà prévu de visiter sa chambre. Je leur ai dit de monter. C’est comme ça que les samedi soirs après Yeezus devraient toujours être – brusques, inattendus, comme l’album. Je leur ai dit que je rentrais du concert de Kanye et elles m’ont taillé. Le public de Yeezus est perçu comme une secte. « J’adore Kanye » n'est plus un truc qu'on dit sans réfléchir. Et c'est sans doute pour ça que sa musique a évolué vers quelque chose de très sombre, à moins que ce ne soit l'inverse.

J’ai laissé ma caisse au voiturier. Les filles faisaient beaucoup de bruit dans le hall de l’hôtel, et des voisins se sont plaints dès l’instant où elles sont entrées dans la chambre. On a bu une bière. R. Kelly et le remix de « Fiesta » de Jay Z passaient à la radio. Tout à coup, nous n’étions plus des étrangers. On a même chanté. C’est un moment que nous n’aurions jamais pu partager sur un morceau comme « Guilt Trip ».

Peu de temps après, je me suis décidé à bouger – les meufs fumaient de la weed et faisaient toujours autant de bruit et je suis devenu un peu parano parce que je suis noir, et que j'aurais facilement pu devenir le bouc-émissaire au milieu de 3 filles blanches si jamais les choses tournaient mal. (Je n’ai d’ailleurs jamais été arrêté parce que je suis toujours aussi névrosé et prudent que ça.) La situation m’a rappelé les paroles de « Black Skinhead » que Kanye hurlait quelques heures plus tôt : « Ils voient un homme noir avec une femme blanche, ils vont se ramener et tuer King Kong. » J’ai attendu que la batterie de mon téléphone soit suffisamment chargée et j’ai filé.

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De retour dans ma voiture, mon téléphone en état de marche, je pouvais désormais écouter autre chose que mon album de Drake. J’ai activé le Bluetooth et comme un présage, Yeezus est sorti des enceintes. J'imagine qu'il y a une explication purement technique à cela, mais au fond de moi, je savais que c'était de la sorcellerie pure. Plus que je ne pouvais en supporter, en tout cas.

Alors que je traversais Beverly Hills, j'ai mis un morceau du dernier album de Katy Perry, « This Is How We Do ». Exactement le genre de choses que Kanye cherche à éviter en supprimant des titres comme « Gold Digger » de sa set-list. Comme il l'a dit dans son interview sur Power 106, « ça ne colle plus avec mon look ».

Au Staples Center, le public a été à la hauteur de l’événement, même si j'ai vu de nombreuses personnes partir précipitamment, ou chuchoter des trucs genre « c’est tordu ». Clairement, Kanye a atteint son but. Comme on l'entend dans le sample de « On Sight » : « il nous donne ce dont on a besoin, pas ce dont on a envie ». Et après une nuit comme celle que Kanye nous a offert, on ne peut que reconsidérer les choses dont on a besoin et celles dont on a envie.

Ernest Baker is a writer living in Los Angeles. He's on Twitter - @ernestbaker