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Music

Jorrdee ne risque pas de finir dans la case bébé-rappeur

Il fait du R&B torturé au synthé, cite Mylène Farmer et Pimp C, et n'a absolument aucune stratégie pour percer.
Genono
par Genono

Au grand gala des espoirs du rap français, Jorrdee est ce mec que tout le monde voudrait voir péter, mais que personne n’ose vraiment approcher, tant il véhicule l’image d’un mec complètement inabordable. Pourtant, malgré son style très atypique –piercing nasal en forme de croix catho, futal retroussé à mi-mollet, cheveux décolorés - le bonhomme est aussi accessible que n’importe quel rookie.

Si on faisait écouter trois titres pris au hasard dans la discographie de Jorrdee à un panel représentatif d’auditeurs de rap, en demandant à ces gens de décrire ce qu’ils ont entendu en un seul mot, « chelou » est le terme qui reviendrait majoritairement. Conscient de ce qu’il dégage, conscient aussi qu’il doit nécessairement évoluer –sans pour autant se conformer à des normes qu’il ne comprend même pas- pour atteindre un statut plus important, Jorrdee sortira dans quelques jours un nouveau disque, dont le format n’est toujours pas fixé : trop long pour être un EP, pas assez pour être un album. Après une série de mixtapes et quelques projets hybrides indéfinissables –tant en terme de format que de style - ce dix-titres devrait permettre au rappeur de répondre enfin aux attentes d’un public grandissant.

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Malgré ce style atypique, ce je-m’en-foutisme presque prétentieux, et ce désamour des schémas classiques, Jorrdee reste un rappeur français, avec toutes les tares qu’impose cette appellation : il s’est ainsi perdu dans la rue où il m’avait donné lui-même donné rendez-vous. Malgré cette petite mésaventure digne des plus grandes scènes du dernier Star Wars, l’interview a pu se dérouler sans trop d’accrocs, avec quelques « n’oublie pas de mettre des rires entre parenthèses » et autres « ne mets surtout pas ça dans ta retranscription s’te plait » pendant que nous évoquions dans la joie et la bonne humeur des personnalités aussi variées que Jordy (le bébé-chanteur), Pimp C et Mylène Farmer.

Noisey : En plus d'être rappeur, tu fais la majorité de tes prods, mais aussi tes pochettes. C'est une situation qui s'impose d'elle-même, dans le sens où t'as personne pour faire ces choses à ta place, ou c'est parce que tu as besoin de tout contrôler ?
Jorrdee : J'aime bien fonctionner comme ça. J'ai besoin d'avoir le contrôle, je n’aime pas déléguer les choses.

Jusqu'ici, t'es super productif, t'as fait énormément de sons, qui sont éparpillés un peu partout. J'ai l'impression que tu as toute la matière pour créer, mais que tu es complètement désorganisé. Est-ce qu'il ne te manque pas une structure, qui puisse un peu cadrer les choses ?
Si, sûrement, mais je préfère prendre le risque d'être désorganisé. Je sais que je ne donne pas cette impression, mais je prends vraiment mon temps pour faire mes choix, je ne me jette pas sur la première opportunité qui va se présenter à moi. Et puis, comme je fais mes prods, mes visuels, mes mixages, j'ai pas vraiment besoin d'autre chose.

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Sur le plan créatif, oui, mais ne serait-ce que pour distribuer tes CDs, ou organiser ta promo ?
Le problème c'est qu'à la base, je cherchais pas à faire quelque chose de ma musique, donc tout ce côté là, j'en avais rien à foutre.

T'as pas peur que cette manière de fonctionner perde un peu ton public ?
Je sais pas, je m'en fous un peu. Je fais ce que je kiffe, je me pose pas la question. Quand j'ai commencé à faire de la musique, personne ne me suivait. J'ai fait mes trucs dans mon coin, parce que j'aimais ça. Si le succès arrive, c'est cool, mais j'ai connu sans, j'ai pas besoin de ça. Si ça marche pas, je fais autre chose, je ne me mets pas de stress à me dire « il faut absolument que j'en vive ».

Tu donnes aussi l'impression d'avoir une défiance vis-à-vis des médias, c'est vraiment le cas ?
C'est juste que… je ne me vois pas les démarcher, ou leur courir après. Peut-être qu'à un moment donné, tu es obligé de le faire, mais je me sens incapable de me forcer. Je pense que quand tu fais de la bonne musique, les choses viennent d'elles-mêmes. Regarde, là tu es venu me chercher par toi-même, parce que tu suis ce que je fais, et que tu considères que ma musique est intéressante.

Ta musique a un aspect très expérimental, tout semble en chantier permanent. Est-ce que tu as envie de sortir de ça, de faire des choses qui soient un peu plus définitives ?
Je pense que c'est le même problème que pour la structure, ou mon rapport aux médias. Je préfère prendre mon temps, construire quelque chose de bien ficelé, et une fois que ce sera suffisamment bien fait, je pourrai l'envoyer.

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C'est pour ça que beaucoup de tes anciens morceaux ont disparu d'internet ? C'est toi qui les as supprimé ?
Avant les trois projets que j'ai sorti l'année dernière (Notre jour viendra, La 25ème heure, et La nuit avant le jour), j'avais déjà fait 4 ou 5 projets… Mais c'était pas le bon moment. La forme n'était pas bonne, ce n'était pas assez définitif. Et il y a quelques temps, un mec m'a envoyé un mail en me disant « mec, je te suis depuis le début, j'ai tous tes sons sur mon ordinateur »… Il m'a envoyé des vieux sons dont j'avais complètement oublié l'existence, de l'electro, je ne me souvenais plus du tout ce à quoi ça ressemblait. Il m'a proposé de m'envoyer d’autres vieux projets à moi mais… Je sais pas vraiment si j’ai envie de les réentendre [rires].

T'as peur que ça réapparaisse un jour ?
Nan, je m'en bats les couilles, c'est marrant. Parce que déjà, j'ai tellement changé de nom que moi-même je suis incapable de tout retrouver. J'ai dû changer au moins cinq ou six fois de surnoms avant Jorrdee.

C’est dû à quoi ?
Je me tape des délires, tout simplement. Et puis, c'est Internet, on s’en fout, je n’avais pas pour but qu’on retienne qui j’étais, et ça m'amuse d'en changer. Aujourd’hui, je pense rester sur Jorrdee.

Y'a un rapport avec le bébé-chanteur ?
Ouais, j'aimais bien ses sons quand j'étais petit. Et comme je m'appelle Jordan, on m'a surnommé Jordy… C'est resté.

Un de tes sujets de prédilection est l'amour. Les rappeurs sont généralement assez pudiques là-dessus, toi tu n'as aucune gêne à te dévoiler.
Drake est passé par là. Booba aussi… C’est bon, tout est libéré, on peut y aller [rires]. J'ai aucune gêne là-dessus, parce que chez moi on écoutait du zouk, de la variété française, bref, des chansons qui te parlent d'amour la moitié du temps. Tranquille, on s'en fout. Les rappeurs ont une posture bizarre, il y a des trucs qu'il ne faut pas dire, des tabous. Dans la vie comme dans la musique, je dis les choses comme je les pense. Parfois, ça peut donner de mauvais résultats, tu peux te mettre en danger bêtement, mais je préfère vivre comme ça plutôt que de tout garder pour moi. Ça crée du stress inutile, ça sert à rien.

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L'autre sujet qui revient souvent, c'est la drogue. Est-ce qu'elle est nécessaire à ton processus créatif ?
La fumette, un petit peu… Bon, je te mens, c'est complètement nécessaire.

Et la codéine ?
Oui, à une période. Mais j'en prends de moins en moins. C'est pas bon, je vois tous les problèmes que ça crée aux États-Unis. Et puis, ça endort, ça t'empêche d'avancer.

C'est une volonté de ta part de ne pas montrer ouvertement ton visage, de rester un peu dans l’ombre ?
C'est dû à ceux qui m'ont servi d'exemple… Regarde Pimp C. « Underground Kingz », ça veut bien dire que tu restes un peu dans l'ombre. Les tunnels, les stations de métr. Je ne pense pas que ce soit absolument nécessaire d'aller vers la lumière. Et puis, l'ombre attire la lumière de toute façon.

C'est une manière d'attirer la curiosité ?
Peut-être inconsciemment, oui. C'est un petit jeu que je fais dans ma tête

Tu me parlais de Pimp C, la scène sudiste t'a beaucoup influencé ?
En vrai, ma plus grosse influence, c'est Atlanta.

C'est marrant, je te voyais vraiment dans le délire Memphis, tu fais beaucoup de références à Three Six Mafia.
Aussi, mais la Three Six, ça rejoignait beaucoup les trucs de Lil Jon, le premier album de T.I, Young Jeezy. En fait, je crois que j'ai fait les choses à l'envers, je me suis intéressé à Memphis plus tard. Quand j'étais sous codéine, je trouvais ça super cool. Mais là, quand je suis dans un état normal, plus réveillé, ça me stresse parfois [rires]. J'ai besoin que ça soit un peu plus… actif.

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Quand tu fais un son comme « Rolling Stone », ou un feat avec OK Lou, c’est pour toucher des gens qui sont plus dans le rock ou la pop ?
C'est pas volontaire, je fais vraiment la musique que j'aime… Tout dépend de mes influences du moment, de ce que j'ai écouté dans la journée, de mon état d'esprit. Tu ressens le truc, tu le fais, pas besoin de se poser de questions.

En termes de featurings, hormis les gens qui te sont proches comme 667, tu ne collabores jamais avec des rappeurs.
Je préfère travailler avec des gens que je connais, avec qui j'ai de bons rapports, plutôt qu'avec n'importe qui. Je ne connais pas les gens du rap.

Mais il y en a quand même certains avec qui tu collaborerais, nan ?
Bien sûr, mais je me vois pas leur faire des appels de phare pour qu'ils viennent faire de la musique avec moi. Je suis pas fermé, mais j'irai démarcher personne. Si je continue à faire de bonnes choses, je pense que ça se fera naturellement, sans que ça soit forcé d'un côté ou de l'autre.

Ce côté très éclectique, est-ce qu’il peut se poser comme un frein, dans un pays où on aime mettre des étiquettes à tout le monde ?
À la base, je suis dans le hip-hop, je fais du rap, ou du rnb. Mais je veux pas me limiter à ça, j'ai aucune raison de le faire. Je pioche des influences de partout, et je fais les choses comme je les sens. Bon, j'aime pas ce morceau, mais prends le A$AP Rocky X Skrillex. par exemple. Dans le genre rap mélangé à d'autres styles, c'est fort. Je peux faire de tout, si demain on me propose un orchestre pour une B.O. de film, j'y vais direct. En ce moment j'utilise qu'un synthé, un micro et un ordinateur, mais ça ne veut pas dire que ça sera comme ça toute ma vie. Si demain j'ai accès à de vrais gros studios, j'y vais.

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Hors-rap, t'écoutes quel genre de musique ?
C'est difficile de répondre… Ca peut paraitre bateau comme réponse, mais j'écoute vraiment de tout. Mais littéralement. Je me mets à apprécier des trucs dont j'aurais jamais imaginé, même de la connerie. Même les tubes de merde, je les écoute, pour comprendre pourquoi autant de gens kiffent.

Mais ça, c'est parce que t'es dans la musique, et que ça t'apporte quelque chose de comprendre ces mécanismes. Si t'étais simple auditeur, tu crois que tu les écouterais quand même ?
Non, effectivement, je pense pas. Mais, j'écoute beaucoup de rnb, en ce moment, Tyrese, Ginuwine.

Ca reste hip-hop, donc.
En fait j'arrive pas à te répondre parce que dans les autres styles de musique, je connais pas forcément les noms des gens que j'écoute. Si vraiment tu veux que je te cite un nom, c'est Mylène Farmer. Mais le reste du temps, je presse juste Play, je prends pas la peine de retenir le titre. J'écoute tellement de trucs, je vois pas l'intérêt de retenir ces informations. En plus, si je prends par exemple un album de rock, c'est rare que je kiffe toutes les pistes. Sur quinze titres, je vais être à fond sur deux ou trois, et je vais zapper tout le reste. Et puis maintenant, t'as tellement accès à tout facilement. À l'époque des CD’s, t'avais un disque, il te tenait un an. Aujourd'hui, tu peux retrouver toute la discographie d'un groupe, même des bandes qui n'existaient pas à l'époque, c'est fou.

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T'as une méthode de fonctionnement particulière quand tu produis un morceau ? Tu composes tout ou tu bosses aussi avec des samples ?
Ça dépend, c'est vraiment freestyle en fait. Je commence à avoir quelques automatismes, mais à la base, je fais juste tout et n'importe quoi [rires]. Je fais tout à l'instinct. Parfois, je commence une prod, puis j'en ajoute une deuxième, une troisième… À la fin t'as 3 ou 4 instrus qui en constituent une seule.

T'es conscient que ta musique est difficile d'accès ?
Je lis souvent que ce que je fais est chelou, à la limite je peux le comprendre, mais c'est pas non plus quelque chose que je ressens.

Genre quand tu fais « J'en ai marre d'être nécrophile », tu te dis « tranquille, ça peut passer en radio » ?
Nan, je fais le son, je le kiffe, point. Bon, comme j'essaye de construire quelque chose, je commence à y réfléchir. J'ai pas envie qu'on me dise toute ma vie que je fais juste de la « musique chelou ».

Tu commences à avoir une petite notoriété. Qu'est ce qu'il te manque pour passer un cap supplémentaire ? Passer sur OKLM par exemple, ça t'a apporté quelque chose ?
Oui, j'ai senti que les médias faisaient un peu plus attention à moi. Ce qu'il me manque, tu me l'as dit toi-même en début d'interview, c'est une stratégie structurée. Jusqu'ici, j'en avais absolument aucune.

Tu vas donc devoir t’y coller ?
Un peu. De toute façon, ça ne peut que s'améliorer, parce que là-dessus, je pars vraiment de zéro. C'est compliqué de changer, parce que j'ai jamais prévu de percer, ou de faire de l'argent avec ma musique… Je sais pas. Comment vous feriez, les journalistes, si on répondait à toutes vos questions par « je sais pas » ?

Je sais pas.
Ca t'est jamais arrivé, qu'un mec ait aucune réponse à donner à tes questions ?

Nan, généralement les rappeurs aiment bien parler. Toi, j'ai l'impression que t'aimes pas trop parler.
Je fais juste très attention à ce que je dis. Je fais attention à mes intérêts, à mon avenir, à mon passé. Si une personne veut vraiment me connaitre, elle écoute mes sons. Toi, tu m'intrigues, d'ailleurs c'est aussi pour ça que j'ai accepté cette interview, je voulais te voir en vrai. On devrait inverser les rôles, je peux t'interviewer ?

Vas-y.
Pourquoi es-tu si productif ?

Parce que j'ai trois enfants, des dettes, et énormément de factures. T'as d'autres questions ?
Oui, je peux faire une dédicace à mes potes pour conclure l'interview ?

Évidemment.
S/O à tous mes frères, paix, amour et santé pour cette nouvelle année. Genono perce chaque jour un peu plus sur Twitter.