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John Frusciante s'est construit un monde bien plus intéressant que la réalité

« Vers l’âge de 11 ans, j’ai senti que je devenais fou, que je pouvais être quelqu’un qui se met à tuer des gens sans avoir la capacité de s’en empêcher. »

Ce jour-là au bout du fil, John Frusciante est de mauvaise humeur. On le comprend dès sa réponse à ma première question - « Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? » -, une question qu’il se contente de balayer d’un grognement : « Je n’ai pas vraiment envie de t’en parler. » Je tente d’expliquer en bégayant que je ne cherchais qu’à briser la glace et le mettre à l’aise avant de rentrer dans les eaux glacées de son dernier album. Il s’agit d’un EP électronique intitulé Foregrow sorti sur Acid Test, un label de Los Angeles. « Ce n’est pas facile », admet Frusciante, « ce n’est pas le genre de choses dont je veux parler au public. »

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Au fil des années, l’ancien guitariste des Red Hot Chili Peppers a réalisé une série d’expériences dont le grand public n’aurait jamais dû être témoin. Après avoir rejoint le groupe californien en 1988, il l’a quitté en plein milieu de la tournée promo de l’énorme succès Blood Sugar Sex Magik, écrasé par cette nouvelle célébrité fulgurante. Il a alors sombré dans une période de toxicomanie et de troubles mentaux - que Johnny Depp a immortalisé dans un documentaire, et que l’on peut lire dans des interviews données à quelques magazines américains (comme cet article de 1996 paru dans un journal d’Arizona qui se conclut par un « Je m’en fous de vivre ou mourir »). John faisait toujours le deuil de son ami, le regretté acteur River Phoenix, mort d’une overdose après un concert que Frusciante avait donné au Viper Room de Los Angles en 1993.

D’après les mémoires d'Anthony Kiedis - le chanteur des Red Hot Chili Peppers - Frusciante aurait arrêté les drogues en 1997, après avoir suivi une cure de désintoxication. Au cours de ces cinq dernières années, pendant lesquelles il est resté plutôt discret, il a attaqué des stalkers en justice et se trouve aujourd’hui au beau milieu d’un divorce rendu public par la chaîne TMZ. Le média américain a récupéré les dossiers du tribunal qui prouveraient que son ex-femme Nicole Turley exige de lui une pension alimentaire mensuelle de plusieurs dizaines de milliers de dollars…

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Sous ces drames pour tabloïds se terre un travail solo véritablement unique, qu’il a produit alors qu’il était séparé du groupe qui l’a rendu célèbre (Frusciante a plus tard réintégré les Red Hot Chili Peppers entre 1998 et 2009, mais il a de nouveau quitté ses fonctions quand «

ses intérêts musicaux l’ont guidé vers une nouvelle direction

»). Il s’est tour à tour amusé avec l'ambient, la pop à riffs, les projets lo-fi bizarres, l’acid house et, désormais, les expérimentations électroniques difficilement classifiables - comme s’il suivait chacune de ses lubies jusqu'au bout, sans jamais penser au fait que des auditeurs pourraient un jour découvrir sa musique.

Foregrow

, qu’il a sorti pour le Disquaire Day, contient des programmations de boîte à rythmes, de superbes enchevêtrements de lignes de synthé, et une ballade chantée dont les paroles seraient tirées, selon lui, «

d’un souvenir prénatal très précis

».

Le long de notre discussion, Frusciante a vite choisi de me parler - avec enthousiasme - de cette musique nerveuse qu’il compose depuis qu’il a plongé la tête la première dans le monde de l’électronique analogique, il y a près de dix ans. Son approche commerciale est plutôt décontractée - Trickfinger, une bombe acid house enregistrée en 2007 n’est sortie qu’en 2015 ; et le tout récent Foregrow a été produit en 2009 - mais il travaille quotidiennement sur ses disques à la maison, loin du reste du monde. Pendant la conversation, il a digressé sur la programmation des synthétiseurs modulaires, ou les défis liés au fait de travailler dans la même pièce que quelqu’un d’aussi minutieux que lui (il a récemment entamé un projet avec Aaron Funk de Venetian Snares, intitulé Speed Dealer Moms). Il s'est même retrouvé absorbé dans une discussion sur les progressions d’accords des chansons des Beatles et de Genesis. Sans parler du moment où il s'est tiré sans prévenir.

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Notre première interview, débutée au téléphone lors d'un après-midi d’avril, s’est interrompue au bout de dix minutes, quand Frusciante s’est soudain senti incapable de s’exprimer correctement, distrait par un je-ne-sais-quoi qui occupait alors son esprit ce jour-là. Il était de retour deux jours plus tard, livrant ses réflexions sur le fait que son procédé - obsessionnel - de composition musicale était intimement lié à sa vie, pour le meilleur comme pour le pire.

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Noisey : J’ai lu que Foregrow a été enregistré en 2009. Il y a d’autres choses que tu n’as jamais sorties ?
John Frusciante : J’ai beaucoup travaillé comme ça ces derniers temps. Je faisais de la musique [en 2008 et 2009] sans aucune intention de la sortir. C’est un état d’esprit qui selon moi est très précieux lorsqu’il s’agit d’apprendre, sans ressentir la gêne de savoir que des gens vont écouter ta musique. Là, c’était uniquement pour moi et mes amis. Mais récemment, durant les 4/5 derniers mois, j’ai commencé à composer des choses que je considère comme toutes liées ensemble, au sein d’un même concept. Et même la musique que je faisais en 2014 s’avère être liée elle aussi à une seule et même idée précise. Ce que j’ai expérimenté au cours des deux dernières années était très innattendu pour moi, et s’est révélé sans que je cherche à accomplir quoi que ce soit.

Ça veut dire que cet album, ainsi que Trickfinger, n’étaient pas destinés à être entendus ?
C’est ça. Je les ai composés dans un seul but d’apprentissage. Quand les membres d’un groupe entrent en studio pour faire un disque, il y a une telle pression autour d’eux, ils sont totalement conscients du fait qu’ils travaillent en vue de faire écouter leur production à un public précis. Si on retire ça de l’équation, on devient beaucoup plus aventureux. Et ça se passe généralement comme ça pour tous les musiciens, avant qu’ils ne deviennent connus. C’est là qu’on apprend et qu'on se construit le plus.

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Est-ce que tu écoutais des choses en particulier, ou étais dans un certain état d’esprit à l’époque où tu as écrit ces morceaux ? Ce doit être assez étrange pour toi de parler de Foregrow parce que tu es sans doute loin de ça aujourd’hui, non ?
Oui, c’est vrai… mais je peux quand même en parler. Enfin, non, en fait. Ça me met très mal à l’aise d’en parler… Je suis désolé, mais ça n’a rien à voir avec toi. Je suis de très mauvaise humeur aujourd’hui, et je crois que cette interview va très mal se passer, et que je vais devoir m'éclipser.

Tu en es sûr ? Tu peux orienter cette conversation comme tu le souhaites.
J’étais dans de mauvaises dispositions avant l’interview. Je me suis même demandé si je devais accepter de la faire, mais je ne voulais pas annuler au dernier moment. J’ai eu une matinée pourrie. En réalité, je ne suis pas du tout dans le bon état d’esprit pour répondre à des questions.

Désolé si j’ai contribué à empirer la situation.
Non, ça n’a rien à voir avec toi. J’ai l’esprit focalisé sur d’autres choses, là. J’ai pensé qu’une interview me changerait les idées… Honnêtement, pour répondre à ta première question - ce que j’étais en train de faire avant que tu m’appelles - et bien je lisais un livre de 900 pages, dont j’ai déjà lu la moitié, et qui ne cesse de m’obséder. Et je n’arrêtais pas de lire et relire le même paragraphe. Mon cerveau ne peut absolument pas se concentrer en ce moment, parce qu’il est distrait par d’autres choses.

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Le lendemain, à 19h, je reçois l’email d’un responsable du label : John veut à nouveau parler avec moi, tout de suite. C’est maintenant ou jamais. Malgré une rapide recherche sur Google, je ne trouve rien qui pourrait me renseigner sur ce qui se passe en ce moment dans la vie privée de John, sauf cet examen des dossiers du tribunal qui juge son divorce, et laisse entendre qu’il y aura ce mois-ci une nouvelle audience. Cela dit, à aucun moment John ne m’a confirmé que ça pouvait jouer sur son humeur. Je décide de lui repasser un coup de fil.

Bonjour John. Tu te sens mieux aujourd'hui ?

Oui, ça va bien aujourd’hui.

Est-ce que tu te sens capable de parler de ton mauvais état d’esprit ?
[Rires] Je n’ai pas pour habitude de donner des interviews sur ma vie privée.

Alors, dit autrement : il me semble que ta musique a toujours été une sorte de sublimation de ce qui se passait dans ta vie privée. Est-ce que c’est une bonne façon de le dire ?
Il y a longtemps que je ne compose plus de façon traditionnelle. Avant, les paroles étaient peut-être un aperçu de ce qui se passait dans mon esprit. Et de la même façon, composer de la musique électronique fait naturellement partie de ma vie. Je suis certain que ça reflète ma vie et les choses auxquelles je pense. Sauf que la plupart de ces choses sont en fait… des chiffres. J’ai des pensées qui sont exclusivement et intégralement musicales, et elles occupent une grande place de mon espace mental. J’utilise très souvent ma musique pour réfléchir et penser : j’essaie de compléter la musique que font les autres, quand j’y vois des espaces libres. Je passe beaucoup de temps à boucher ces trous que je vois dans la musique, et à faire des ponts entre les choses.

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Ce serait la raison pour laquelle tu as composé de l’acid house en 2007 ?
Pour moi, c’était juste une manière d’en apprendre le langage. Quand on joue de la guitare, on ne fait qu’une seule chose à la fois, alors qu’en composant de l’acid house, je joue avec quinze machines en même temps. Il faut donc s’habituer à avoir son esprit concentré sur plein de choses à la fois. C’est comme ça qu’ont commencé la plupart de mes idoles en musique électronique, comme Aphex Twin et Squarepusher. Je me suis donc dit que si je voulais être un compositeur au sens moderne, jusqu’à la fin de mes jours, il fallait déjà que j’apprenne ces choses basiques.

Est-ce que la volonté d’apprendre de nouvelles méthodes joue un rôle dans ta motivation à faire de la musique en ce moment ?
J’essaie en permanence d’apprendre de nouvelles choses, et de rendre les choses plus difficiles pour moi, en me donnant des défis à relever. Je vais par exemple composer quelque chose, et le détruire immédiatement après. Je participe à mon propre sabotage pour me forcer à reconstruire les choses d’une autre façon. Je crois que c’est une des meilleures choses dans la musique électronique, si on la compare à la composition traditionnelle : il existe un véritable aller-retour entre toi et les machines. On ne sait jamais vraiment où on va.

En ce sens, est-ce que le fait de composer de la musique électronique est une forme d’échappatoire ?

Pour m’échapper de quoi au juste ?

T’échapper des mondanités de la vie, et rester dans ton propre esprit.
Il n’y a pas grand monde, en réalité. Il n’y a jamais eu personne d’autre. J’ai d’ailleurs tendance à me considérer comme une sorte de non-personne. Quand je regarde ma vie, je réalise que j’ai quasiment toujours été seul à la maison, avec mon art et ma créativité. Vu de l’extérieur, ça doit sonner très égoïste ; je dois donner l’impression de fuir la réalité. Mais pour moi, le vrai monde est celui de l’art et de la musique. Le reste, c’est un univers que je ne comprends pas vraiment.

Ça a toujours été comme ça ?
Gamin, vers l’âge de 11 ans, j’ai senti que je devenais fou. J’ai commencé à croire que je pouvais être quelqu’un qui se met à tuer des gens sans avoir la capacité de s’en empêcher. Mes interactions avec les autres gens étaient si difficiles que j’ai cru que je perdais le contrôle de mon esprit. C’est à ce moment que j’ai commencé à jouer de la guitare. Je suis passé de ce mec qui ne jurait que par le punk rock, à cette autre personne qui adorait la musique des années 60 et tous ses idéaux. J’arrive à sortir plein de choses en faisant de la musique, et je pense que la seule autre façon de les sortir, c’est en faisant des choses qui détruisent les autres, ou me détruisent. Il est clair qu’il y a une partie de moi qui doit absolument rester seule, cachée du reste du monde.

C’est donc à travers la musique que tu interagis avec le monde.
Pas uniquement. Le fait d’avoir eu autant de chance avec les gens du milieu qui m’ont accompagné le long de ma carrière, m’a permis de ne pas penser aux aspects plus mondains de la vie. En ce moment, et durant les huit dernières années, je suis devenu quelqu’un qui peut décider de ce qu’il fait de ses journées. Et c’est grâce au travail que j’ai acompli et que ces autres gens ont fait avec moi. Je crois vraiment que je ne vis pas dans le même monde que la plupart des gens. Je suis rentré dans l’industrie musicale à l’âge de 18 ans, et je n’ai jamais eu d’autre boulot que désherber le terrain de mon grand-père, déblayer des cailloux sur la route, nourrir des chevaux, et ce genre de choses.Voilà ce que je faisais avant d’être membre des Red Hot Chili Peppers. Ce qui serait pour certains un échappatoire, est pour moi une habitude naturelle.

Dans la musique électronique, qu’est-ce qui rend l’aspect électronique aussi captivant et obsédant que tu le décris ? C’est ton moyen d’expression principal depuis quasiment dix ans.
Ce n’est pas simple à expliquer à des gens qui ne sont pas eux-mêmes des musiciens dévoués, entiers. Que je sois en train de jouer par-dessus un disque, ou que je fasse ma propre musique, j’ai la sensation de rentrer dans quelque chose, comme quand on pénètre une maison et qu’on se sent coupé du monde. C’est particulièrement le cas avec les synthétiseurs modulaires comme le Elektron Monomachine ou le Roland MC-202. Quand je fais de la musique, je n’existe plus, le monde extérieur n’existe plus, et je me retrouve dans un monde que j’ai moi-même créé.