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Vers l'infini et au-delà : comment Joe Meek a révolutionné la production

Gay, paranoïaque, passionné par l'espace et les sciences occultes, il finit par se suicider après avoir tué sa propriétaire et mis sur pied le premier studio d'enregistrement indépendant.
Joe Meek

Joe Meek, photo de John Pratt/Keystone Features/Getty Images

Pendant que ses frères partaient jouer dans leur campagne anglaise, Joe restait à la maison pour cuisiner, nettoyer et bricoler des radios. Grâce à de multiples innovations, il est devenu l'un des producteurs les plus influents du 20ème siècle. C'était l'un des premiers à mettre en place les techniques de re-recording, les reverbs à ressort et les tape loops. En plus de produire des centaines de morceaux, il a créé le son de la British invasion. Son album I Hear a New World: An Outer Space Fantasy sorti en 1960 a été une étape fondamentale de son parcours. L'espace était sa principale source d'inspiration. Il a été le premier à parler dans sa musique de l'occulte et des extra-terrestres, des thèmes repris bien plus tard par Roky Erickson, les B-52's ou Grimes.

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« Avant Joe Meek, tout dans l'univers pop devait être pur et parfait » raconte Irwin Chusid, auteur du livre Songs in the Key of Z: The Curious Universe of Outsider Music. « C'était aussi le cas au début du rock and roll. Si tu écoutes les premiers morceaux d'Elvis ou d'Eddie Cochran, tu vois que tout était bien enregistré, on entendait parfaitement chaque instrument, tout était très clair. Puis Joe Meek est arrivé, et tout a changé. Il s'ets mis à sur-compresser le signal, à déformer les sons, à bloquer l'aiguille des VU-mètres dans le rouge. »

Joe Meek était différent sur pas mal de points. En plus d'être un précurseur sur le plan musical, il était également gay, à une époque où les lois contre les homosexuels venaient tout juste d'être proscrites en Angleterre. Il était aussi maniaque et délirant et, à cette période, les maladies mentales étaient stigmatisées et très difficiles à traiter. À 37 ans, après une série de problèmes, il a tué la propriétaire de son appartement avant de se donner la mort.

Malgré sa fin tragique et l'influence qu'il a eu sur la musique, l'histoire et le travail de Meek restent méconnus du grand public. J'ai découvert le personnage assez récemment, après que mon pote John m'ait fait écouter I Hear a New World. Au premier abord, il m'a été difficile de cerner ce disque kitsho-retro-futuriste mais foncièrement envoûtant. Parfois j'ai l'impression d'avoir fait le tour de la musique et j'ai le sentiment que je n'ai plus rien à découvrir, mais quand j'ai entendu cet album, je me retrouvais, pour la première fois depuis longtemps, face à quelque chose de totalement inédit.

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Joe Meek, né Robert George Meek , a vu le jour le 5 avril 1929 dans une famille d'agriculteurs de la petite ville de Newent dans le conté de Gloucestershire. À 18 ans, il quitte le foyer pou rejoindre les rangs de la Royal Air Force où il sera mécanicien de radio. Après son service militaire, il part à Londres où il travaillera d'abord au magasin de disques Stones, avant de devenir assistant ingénieur dans plusieurs studios d'enregistrement dont IBC et Lansdowne.

En studio, il travaille avec plusieurs musiciens populaires. Mais Meek — qui était indépendant, perfectionniste et lunatique — s'ennuie à son poste d'assistant où il est limités aux règles strictes du studio, alors qu'il est capable de gérer au millimètre près les détails des sons qu'il produit.

Le trompettiste jazz Humphrey Lyttleton a enregistré avec Meek au studio IBC en 1956, et raconte dans Songs in the Key of Z : « Voir un ingénieur du son n'en faire qu'à sa tête et toucher tous les boutons, c'était nouveau pour moi. »

À la fin des années 50, Meek développe sa signature sonore grâce à une série de techniques. En 1956, pour le titre « Lay Down Your Arms » d'Anne Shelton , il reproduit le son d'un bataillon en marche en secouant une boîte remplie de graviers.

« Joe avait développé ce son un peu négligé qui retenait l'attention », se souvient Chusid. « Je pense qu'il a très vite prouvé que sa musique pouvait se vendre. Les gens aimaient ce qu'il faisait. On ne se souciait plus de la perfection. Si quelque chose était surjoué, ou déformé, ce n'était pas grave. Joe Meek a été le premier à proposer un esthétique sonore plus 'trash' ».

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Il était très attaché à la musique qu'il produisait et y a consacré beaucoup de temps. Il a désigné et construit des reverbs à ressort pour créer un effet d'écho et des déformations dans ses morceaux - il a longtemps gardé l'invention secrète. Il a aussi réussi à créer un son de grosse caisse en frappant énergiquement le sol avec son pied au rythme de la musique. Plus tard, ces sons feront le succès du garage et du punk. Il utilisait le re-recording et les tape loops bien avant que le dub, le hip-hop ou l'électro n'adoptent ces techniques.

En 1960, après une embrouille avec d'autres ingénieurs, Joe Meek quitte son job au studio Lansdowne et décide de se lancer seul. Avec le carnet d'adresse qu'il s'est fait dans l'industrie, il commence à enregistrer dans un studio au 304 Holloway Road — studio dans lequel il vit.

Cette même année, Meek fonde Triumph Records, un petit label qui fait faillite quelques mois plus tard. Un revers qui lui donnera toutefois du temps pour composer, produire et enregistrer l'album I Hear A New World: An Outer Space Music Fantasy, que joueront plus tard les Blue Men. Grâce à sa créativité sans limite, Meek se mettait enfin à explorer ce qui l'obsédait depuis toujours : l'espace. Dans cet album, les instrus varient énormément, des vocaux incroyables de « Entry of the Globbots » au thérémin de « Love Dance of the Saroos .» Malgré sa variété incroyable, I Hear a New World est un disque extrêmement cohérent. Cinq ans avant Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band et Star Trek, cet album dépeint avec une force évocatrice unique la vie et les interactions entre les différentes espèces extraterrestres. A sa sortie, seulement 99 copies de I Hear a New World ont été pressées. Puis l'album est tombé dans l'oublie avant d'être réédité par RPM Records en 1991 puis par PoppyDisc en 2013.

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Quand il travaillait avec des clients, Meek savait mettre sa folie de côté. Mais au 304 Holloway Road, Meek était libre de se consacrer à sa propre musique : un son en apparence brut mais toujours minutieusement travaillé, lugubre mais futuriste, et toujours mélodieux avec un rythme entraînant. Un style qu'on pouvait retrouver sur le single de John Leyton « Johnny Remember Me » sorti en 1961, une sorte de ballade sur un jeune garçon qui communiquait avec les fantômes de ses proches.

Dans la pop, l'occulte était un sujet très marginal, mais il passionnait Joe Meek, qui utilisait des Ouija boards, des cartes de tarots et faisait des sessions de spiritisme en studio pour communiquer avec le fantôme de Buddy Holly, persuadé que la rock-star guidait sa carrière depuis l'au-delà. Plus tard, Meek amènera son enregistreur dans des cimetières pour essayer de capter les voix des esprits. Sur une cassette, il avait enregistré les miaulements d'un chat qui, d'après lui, était possédé.

Photo de John Pratt/Keystone Features/Getty Images

Pour beaucoup, Meek était un mec avec qui il était difficile de travailler. Une fois, il a menacé Mitch Mitchell avec un flingue, simplement parce qu'il ne jouait pas le beat correctement.

Dave Adams, un claviériste qui a travaillé avec lui sur le hit de The Tornados « Telstar », raconte dans Songs in the Key of Z : « Il était un peu schizo. Tu pouvais lui parler pendant un moment, puis quand il revenait vers toi il était quelqu'un d'autre. Joe, c'était le mec cool. J'avais appelé son alter-ego maléfique « Robert Meek ». »

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Inspiré par le satellite américain lancé en orbite la même année, « Telstar » enregistré en 1962, devient le plus gros hit de Meek. « Telstar est le premier disque que j'ai acheté » m'a dit Chusid. « Ce morceau a changé ma manière d'écouter la musique. »

« Telstar » se résumait à une sorte de bourdonnement, un tourbillon spatial qui ouvrait une porte vers le futur. On y trouve notamment une mélodie jouée au Clavioline, un vieux clavier électronique, et une explosion, qui ne serait en fait qu'un simple enregistrement de chasse d'eau passé en boucle. Le morceau a été repris lors de la deuxième saison de Mad Men, quand Don monte dans l'avion pour rejoindre Los Angeles où l'attend un futur incertain. Entre 1962 et 1963, « Telstar » est devenu numéro un des charts UK et US, avec plus de 5 millions de singles vendus.

Joe Meek a toujours porté beaucoup d'attention aux musiciens qui passaient par son studio, et leur demandait souvent de rester jusqu'à tard pour travailler leurs enregistrements. Heinz Burt, le bassiste de The Tornados n'a pas fait exception à la règle. Meek conseillait à Burt de se décolorer les cheveux pour devenir une superstar, de réduire son nom à Heinz, et d'emménager avec lui. Il essayait de contrôler les moindres détails de la carrière de Heinz, comme il le faisait avec ses propres projets. Mais Heinz n'a sorti qu'un hit, en 1963, avec « Just Like Eddie », une ode à Eddie Cochran, décédé dans un accident de la route en 1960.

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« La raison pour laquelle Joe n'a pas eu plus de succès commercial n'a rien à voir avec son travail, c'est plutôt à cause du niveau des chanteurs et des auteurs avec qui il travaillait, » raconte Chusid. « Si Joe Meek avait bossé avec des gens plus solides, il aurait fait plus de hits. »

Parmi les artistes avec lesquels il a travaillé, on compte notamment Screaming Lord Sutch & The Savages. The Savages arboraient des costumes déchirés en peau de léopard et étaient menés par Lord Sutch, une sorte d'Alice Cooper au teint blanchâtre, qui hurlait comme Screamin' Jay Hawkins, et qui parlait de monstres et de serial killers dans ses morceaux. Meek a produit le hit de Sutch de 1963 « Jack the Ripper » et son single de 1964 « Dracula's Daughter. » Quelques années plus tard, les Cramps s'inspireront de leur esthétique sonore et scénique. C'était le début du mélange entre pop et macabre.

En 1963, Meek est arrêté après avoir proposé ses services à des hommes dans les toilettes publiques. Son orientation sexuelle étant, jusque là, restée secrète, il craint que la rumeur ne se propage et vienne entâcher sa carrière.

Au moment de son arrestation, Meek connait déjà quelques déboires avec la justice. Il était notamment en procès avec le compositeur français Jean Ledrut, qui l'accusait d'avoir tiré la mélodie de « Telstar » de son morceau « La Marche d'Austerlitz. » À cause de cette histoire, Meek n'a pas pu toucher les royalties du titre et a commencé à partir en vrille. Et malgré un nouveau hit en 1964 avec « Have I the Right » de Honeycombs, ses dettes continuent de s'accumuler.

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Avec tous ces problèmes, il devient paranoïaque. Il pensait que les compagnies d'enregistrement conspirent contre lui pour lui voler ses idées. A un moment, il est même persuadé que son appartement est sur écoute.

« Personne ne doit rester seul dans le bureau, même si ce sont mes amis ou des personnes en qui on peut avoir confiance, » avait écrit Meek sur une note destinée à son assistant Patrick Pink.

Meek perdait la tête, mais n'avait pas tout à fait tort concernant les intentions des compagnies d'enregistrement qui dominaient l'industrie. A l'époque, le concept n'avait pas de nom précis, mais Meek était bel et bien à la tête d'un studio d'enregistrement indépendant.

« Les grandes compagnies d'enregistrement ont décidé qu'il n'y avait pas de place pour les petites entreprises, elles ont donc fait leur maximum pour qu'elles disparaissent, » racontait-il lors d'une interview à la BBC dans le débuts des années 60.

Le 3 février 1967, une dispute éclate entre Meek et Patrick Pink. Violet Shenton, la propriétaire des lieux, entend la bagarre éclater et monte au studio pour parler à Joe, qu'elle retrouve très agité dans sa chambre… Pink entend alors un premier coup de feu et voit le corps de Mrs. Shenton dévaler les escaliers. Quelques instants plus tard, un deuxième coup retentit. Joe Meek venait de se donner la mort à 37 ans, huit ans après la disparition de son idole Buddy Holly.

« J'ai entendu l'appel d'un nouveau monde, si étrange et si réel, ça me hante, » chantaient les Blue Men sur I Hear a New World. Joe Meek avait les clés d'un univers parallèle. Mais comme grand nombre d'explorateurs, il a fini par se perdre en terres inconnues.

Colette Shade est quelque part dans l'espace en train de chiller avec les Globbots. Suivez-la sur Twitter.

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