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Music

Joakim a trop de boulot pour se soucier des puristes

Le boss de Tigersushi nous parle de sa nouvelle vie à New York, de son label CRWDSPCR et de ses 497 projets en cours.

Comme si Joakim avait peur de s’ennuyer entre les croissants et la douche, le producteur parisien s’est collé sur les bras depuis 2013 un deuxième label archi-indé qui ne publie que du maxi vinyle, CRWDSPCR. En plus de ses propres disques sous son nom, des productions qu’il réalise pour d’autres, de ses DJ sets, de son label Tigersushi fondé en 2000, et de tout ce qu’il lui permet de transmettre son large savoir musical et ses passions ancrées dans la house, la techno, le krautrock, l’afro-beat ou la musique classique. On se souvient ainsi des premières sorties Tigersushi constituées d’edits dantesques de Cluster, Gina X ou E.S.G., et des rampes de lancement servies à Poni Hoax, Dye, Sir Alice, Principles of Geometry, Nakion ou Panico. Sans parler de la première version passionnante du site Tigersushi qui cherchait avant tout le monde à interroger la mémoire de la musique en dressant des ponts fascinants entre les courants anciens et présents, avec écoute de titres et base de données de malade. Un bide, bien évidemment. Nous étions en 2001.

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Joakim fête ce mois-ci la croissance toute en douceur de son nouveau bébé avec une première compilation qui regroupe quelques classiques de la jeune maison et des inédits :

CRWDSPCR VOL.1 – 12 tracks to play in the clubs

. Si le casting laisserait penser à une nouvelle génération spontanée d’électroniciens, il cache des collaborations entre vieux routiers du dancefloor. Ou plus exactement, des collaborations entre Joakim et des amis de plus ou moins longue date : Everyone voit le grand échalas associé à l’Anglais Kindness, Full Circle à Alexis Le Tan et Ill Studio, POV à Crackboy et JHACK à l’Américain Bryce Hackford. Et comme si ça ne suffisait pas, Joakim en solitaire lâche ses missiles pour clubs sous le nom de Cray76. Autant dire que synthés et ordinateurs n’ont pas trop le temps de refroidir dans son nouveau studio de Brooklyn.

Noisey : C’est jamais évident de lancer un label quand on est producteur, tu as déjà Tigersushi, donc pourquoi t’en coller un deuxième sur les bras ?

Joakim :

J’ai un peu du mal à m’autoréguler… L’idée, c’était de faire un label sans prise de tête, avec un seul distributeur qui comprend exactement ce qu’on fait. On fait des pressages limités ce qui ne pose pas le problème des stocks. On presse 300 exemplaires, ça part presque tout de suite et on passe au suivant. Je voulais un formule très spontanée, avec le moins de délai possible entre la finition du morceau et sa sortie. A part que maintenant, on se retrouve pris dans les délais délirants de fabrication des vinyles.

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Et puis c’est une façon de rester proche de la musique de club.

J’avais besoin d’un canal pour m’amuser à faire des morceaux plus club que j’ai toujours aimé faire mais que je n’arrive pas à sortir sur mes projets solo ou pour Tigersushi car je complique toujours trop les choses.

Le label, c’est aussi une façon d’avoir réuni une famille ?

Oui, c’est aussi une histoire de collaborations. D’ailleurs tout a démarré par un travail avec Kindness. Puis après, ça s’est enchainé avec des gens que je connaissais déjà comme Krikor, ce qui a donné POV, puis avec d’autres que j’ai rencontrés, comme le dernier que j’ai fait avec un New-Yorkais qui s’appelle Bryce Hackford et ça a donné JHACK. Avec lui, nous sommes exactement sur les mêmes références musicales et tout s’est fait de façon très naturelle. On est dans la même cosmogonie musicale, fans d’Arthur Russell, passionnés par l’histoire du disco à New York, autant que par la musique de Chicago.

Est-ce qu’on peut dire qu’il n’y a pas de vraie ligne musicale définie pour le label ?

Non, mais même si j’aurais du mal à la définir, la ligne est beaucoup plus précise et resserrée que celle de Tigersushi. Déjà par la spontanéité et la simplicité des morceaux. L’idée de créer un titre en une après-midi, presque improvisé, permet de retrouver le côté primitif de la techno ou de la house qui m’intéresse.

Tu as lancé CRWDSPCR en 2013 et la même année, tu t’installais à New York. C’est une ville qui t’a permis de te ressourcer musicalement ?

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C’est une ville très particulière. D’un côté, elle est restée très disco et elle le sera toujours, c’est assez dingue. De l’autre, tu sens aussi cette montée de la techno au sens Berghain et Tresor qui est par ailleurs mondiale. C’est très bizarre car les Américains sont à la fois en retard sur certains trucs et en avance sur d’autres. Mais il n’y a toujours pas cette culture du clubbing qu’on a en Europe. Ils essaient. A Brooklyn, un nouveau club appelé l’Output était annoncé avant son ouverture comme le Panorama Bar de New York. Mais en le voyant, tu te dis qu’ils n’ont toujours rien compris, ça dénote une vraie différence de culture.

Et la folie de l’Angleterre ne te manque pas trop ?

Si on remonte aux origines de la house et de la techno, la scène anglaise est sûrement moins importante pour moi que Chicago, Detroit et New York, mais elle fait partie des choses qui comptent. En particulier la scène electronica / IDM qui reste encore un des trucs les plus intéressants, à l’image du label µ-Ziq de Mike Paradinas qui continue de sortir des trucs dingues. C’est quelqu’un qui fait le pont avec certaines sous-cultures américaines comme le footwork, avec quelques artistes qui font du footwork bizarre. L’Angleterre reste la plus intéressante pour tout ce qui touche à l’expérimental là où les Américains restent plus dans la tradition club.

Tu parles souvent de musique intemporelle, qu’est-ce qui fait que tes morceaux naissent maintenant et pas il y 5 ou 10 ans ?

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J’ai toujours été intéressé par la musique intemporelle, ou plutôt l’idée de ne pas être dans une mode qui fera que ton morceau sera daté dans dix ans. Mais je n’ai pas non plus envie de verser dans la nostalgie. J’essaie de trouver l’équilibre pour être ancré dans un héritage et en même temps, avoir un angle moderne. Car on ne sort pas du revival. En ce moment, tellement de maxis sonnent comme en 92, ça ne m’intéresse pas trop.

Comment ça se passe pour diffuser tes sorties ?

C’est une bonne question car jusqu’ici, il n’y avait pas de promotion. Je n’en envoyais quasiment à personne. Sur le premier maxi, on a fait un peu de promo histoire d’annoncer aussi le label. Après, on a arrêté sur les petits pressages. Et là, j’ai plein de gens qui me contactent ce qui est plutôt cool. Il y a quelques jours, Kieran Hebden (Four Tet) m’a contacté pour avoir une sortie. Le lendemain, c’est Dan Snaith de Caribou qui me l’a demandé. J’ai un mini-mailing de gens très proches et de DJ que je considère vraiment intéressants. Après, c’est très limité sauf pour la compilation où on a fait un peu plus de promo histoire d’élargir à un plus public large. Mais j’ai pas envie de trop rentrer là-dedans pour ne pas casser la spontanéité du label.

C’est pas trop schizophrénique de composer pour Joakim et pour CRWDSPCR ?

Plus ou moins… Il m’arrive de commencer à bosser et d’improviser sur des synthés et un coup ça partira dans le dossier Cray76, un autre dans le dossier Joakim. Ça dépend, la démarche n’est pas fondamentalement différente sauf que pour mes propres morceaux, je vais beaucoup plus me prendre la tête, les travailler, changer, rajouter. Là, j’essaie de me limiter au maximum.

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C’est pas une démarche qui peut t’aider à aussi simplifier ton travail pour Joakim ?

J’essaie, j’essaie, mais cette simplification reste un vrai challenge. J’espère tendre vers ça mais c’est dur.

Il te faudrait un patron pour te coller des délais.

J’en avais un avant avec Gilb’R de Versatile mais c’est même pas une question de délais, c’est plus de savoir s’arrêter quand il faut, savoir enlever ce qui n’est pas nécessaire.

En 2006, tu avais crashé ton ordinateur et perdu l’album Monsters & Silly Songs que tu avais été obligé de refaire intégralement, ça n’avait pas été un exercice formateur pour t’apprendre à faire vite ?

Ça avait surtout été douloureux mais ce qui a été bénéfique, c’est que ça m’a un peu lancé dans le live. Peu de temps après avoir perdu l’album, Jean-Louis Brossard des Transmusicales de Rennes m’a contacté pour me proposer un live. Je n’en avais jamais fait et ça a été super important pour moi de me lancer. Ça m’a obligé à chercher des musiciens et surtout, à bosser avec eux pour le disque, ce qui a donné une nouvelle couleur à ma musique. J’avais zéro trace du disque que j’ai perdu à part trois morceaux et j’ai donc tout recommencé à zéro.

Il y a donc un album perdu de Joakim quelque part dans ton cerveau.

Oui dans un disque dur. Maintenant, je fais gaffe. Mais c’est arrivé à tous les gens que je connais, c’est un passage obligé.

Qu’est-ce que CRWDSPSCR a changé pour Tigersushi ?

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Ça a permis d’avoir une approche un peu plus claire pour les deux labels. Je n’essaie plus de sortir des maxis club sur Tigersushi qu’on travaille plus comme un label d’albums, de disques de chanson.

L’album de Guillaume Teyssier (Paris Vortex) que vous sortez en avril marque un vrai virage d’ailleurs, ne serait-ce que pour la reprise de Michel Berger (« Les princes des villes »).

J’en suis hyper content, ça a été très long. Ça fait des années que je le tanne pour qu’il chante en français car je sais depuis le début qu’il écrit des super textes et qu’il chante bien. Je l’ai réécouté récemment en marchant et je me suis dit que c’était un super beau disque. C’est un peu de ma faute si ça a pris autant de temps, c’est un artiste qui a besoin d’un producteur et de musiciens. C’est un personnage très intéressant et très drôle. Sinon, chez Tigersushi on a toujours Maestro et on discute avec un mec pour un album ou un gros EP. Après, il faut que je finisse mon prochain album qui sera à priori plus expérimental.

Tout ça te donne des idées en tant que Joakim ?

Mon problème, c’est que j’ai bien trop d’envies ! En ce moment, j’ai juste envie de finir mon album. Les musiques de films, pourquoi pas mais c’est plus une histoire de rencontres, il faut une connexion forte pour avoir un dialogue intime avec un réalisateur. Mais je n’ai pas le temps pour l’instant, je produis beaucoup dans mon studio new-yorkais. Je travaille pour plein de gens différents, dont deux groupes belges, Ghinzu et Montevideo. Je bosse avec Luke Jenner, le chanteur de The Rapture, sur son premier album solo. Ça prend beaucoup de temps, il se met beaucoup de pression mais on y travaille et il y a des morceaux super. Je bosse aussi avec des gens qui m’ont contacté, notamment un artiste du Zimbabwe, étudiant en philosophie médiévale à Yale, Enid Ze, pseudo qu’il a pris car il est fan de Tom Zé. Tout ça en plus de mes collaborations pour CRWDSPCR, dont une avec la chanteuse de New Young Pony Club… j’ai des trucs dans tous les sens.

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On te dirait encore plus actif que quand tu étais à Paris

New York est une sorte de point de passage pour les gens, dont certains que je vois plus qu’à Paris.

Au fait, vous sortez la compilation CRWDSPSCR en numérique, pourquoi n’avoir jusque-là proposé les sorties qu’en vinyle ?

Au départ, c’était par choix marketing même si j’ai honte de le dire. Pour toucher les bonnes personnes avec ce type de musique, il le fallait rien que pour le snobisme du marché du vinyle. Et puis pour pouvoir bosser avec notre distributeur Rush Hour qui possède un bon réseau. C’était plus un choix stratégique que par un culte du vinyle dans lequel je ne m’inscris pas du tout. Après trois ans de sorties, on avait juste assez de matériel pour publier cette première compilation digitale.

Donc pour mixer, tu as aussi lâché le vinyle ?

Je suis passé sur clé USB. Mixer sur ordinateur a été la pire chose, je crois. Déjà, amener son portable sur scène, c’est moche. Alors qu’avec une clé, tu te rapproches plus du vinyle d’une certaine manière parce que tu peux organiser toute ta musique à l’avance. Je passe d’ailleurs un temps de malade à organiser ma bibliothèque pour pouvoir être flexible quand je joue, pour pouvoir improviser. Tu peux mettre des morceaux de côté pour les jouer plus tard comme tu faisais avec des vinyles. La grosse différence, c’est la limitation du choix que t’imposent les vinyles. Ce qui peut être très bien, sauf par exemple comme ce week-end où je jouais à Anvers dans un festival. Il y a eu erreur sur l’horaire, on m’a dit que je jouais à 23 heures alors que c’était à 2 heures du mat’ en même temps que l’Allemand Recondite qui joue plutôt dur. J’ai découvert ça en arrivant sur place et m’étais préparé en fonction d’un horaire différent. J’ai décidé de prendre le contrepied de l’autre salle en jouant disco et ça m’a sauvé. Si j’étais arrivé avec mon sac de vinyles, j’étais foutu. Mais quand tu vois que dans des soirées, des jeunes ne passent que des vinyles…

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Ils sont revenus à un truc de puristes.

C’est ça, et je déteste le purisme.

Tu t’es inspiré du nom d’une pièce de Merce Cunningham pour le nom CRWDSPCR, qu’est-ce qu’il signifie pour toi ?

C’est lui qui a enlevé les voyelles avant tout le monde, pour la raison qu’il anticipait la contraction du langage car on n’avait plus le temps d’écrire. Par ailleurs, c’est une chorégraphie qu’il a créée sur ordinateur, une idée qui m’a bien plu, comme le nom qui rappelle l’idée du club, avec les notions de foule et d’espace. Sur la compilation figure un morceau que j’ai réalisé en hommage direct à Cunningham en utilisant une phrase de la fin d’un discours. Je l’ai aussi utilisée pour la série de mixtapes que je fais comme une sorte de rétrospective de la musique électronique club, de 89 à 99. Toutes les deux semaines, je publie une nouvelle année sur le site

TestPressing

, ça s’appelle « Dancing is a Visible Action of Life ». C’est hyper intéressant à faire parce que tu te rends compte des changements très nets d’année en année, de l’évolution des technologies, l’introduction du breakbeat par les Anglais etc. Je voulais faire ça car tellement de nouveautés sont des calques des années 90 que ça remet les choses en place.

Ça te permet de faire ce que tu as aussi toujours aimé : partager et transmettre tes multiples passions.

J’aurais adoré être bibliothécaire. C’est important et intéressant de remettre l’histoire de la musique en perspective et de la partager. Sur Instagram, je poste une photo par morceau du mix en expliquant son histoire et en donnant des anecdotes personnelles. Et ça fait réagir des gens qui remontent aussi des anecdotes. Tout ça fait partie du rapport intime au disque que tu peux avoir et qui est en train de disparaitre avec le MP3. Je pense pas qu’on se souviendra dans 10 ans du moment où on a téléchargé tel morceau de la même façon que du moment où tu as chopé tel disque chez Rough Trade.

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