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Rappeur, roux et musulman : le parcours pas comme les autres de Jarod

Il a quitté le Wati B pour sortir son deuxième album « Caméléon » en indépendant, et il nous raconte tout ça.
Genono
par Genono

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Il y a quelques années, Jarod était la grande promesse du label le plus vendeur du moment : Wati B. Capable de plier n’importe quelle instru, mais aussi d’emmener la misère en ballade, et même de faire danser les corps les plus rigides, le rappeur parisien est le type d’artiste tout-terrain, doué partout mais peut-être trop éclectique pour que le public puisse le cerner complètement. Un album, quelques péripéties et pas mal de mésententes plus tard, il est aujourd’hui sur le point de sortir son deuxième album, Caméléon (le 6 mai dans les bacs). Dans le fond, le personnage n’a pas changé : toujours aussi roux, toujours aussi doué, et toujours aussi éclectique. Rencontré dans un café de la rue d’Amsterdam, Jarod nous a parlé de ce nouvel album, s’est soumis à un questionnaire pour rappeurs roux, et a évoqué la dualité entre rap et religion.

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Noisey : On entend ton nom tourner dans le petit monde du rap depuis presque 10 ans, et on continue à parler de toi comme d'un « éternel espoir ».
Jarod : Je suis pas certain qu'on entende mon nom tourner depuis dix ans … Je suis dans le rap, professionnellement, depuis quatre ans, peut-être cinq. T'as peut-être entendu parler de moi auparavant à travers des skyblogs, ce genre de choses, mais il n'y avait rien de sérieux. On allait en studio, on ressortait avec un son en mp3, et on faisait tourner ça à notre quartier. Pour répondre à ta question, je pense qu'on m'a mis sur le banc de touche des espoirs, maintenant il y a de nouvelles têtes qui ont ce statut. Je pense que j'ai quitté le statut d'espoir quand j'ai quitté mon label, quand j'ai du prendre une nouvelle direction et m'assumer tout seul. Tout à coup, j'ai plus été mis en avant dans les médias, on a plus parlé de moi … alors que je sortais de Wati-B, le gros label du moment.

Caméléon est donc l'album qui va te permettre de passer un cap et de devenir enfin un rappeur confirmé ?
Je suis convaincu d'avoir un produit fort. Moi, je le sais, mais … le game est capricieux. Je pense réellement qu'on fera nos ventes, et qu'on peut faire mieux que le précédent album, qui a quand même été écoulé à plus de 8000 exemplaires.

Ta place actuelle dans le game te satisfait, ou tu te fixes l'objectif d'aller plus haut ?
Je pense sincèrement que je pourrais vendre autant que d'autres. En termes de musicalité, d'ouverture, et même de niveau… Bon, je sais que le niveau c'est très subjectif. Ça se jauge sur plusieurs paramètres, y'a tellement d'éléments qui entrent en compte. Après, je comprends que les gens se posent la question, mais moi, je me vois encore comme un nouveau. J'ai sorti un seul album, j'ai pas encore explosé… Donc je pense que j'ai les moyens d'aller plus haut.

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Tu disais que t'avais quitté ton label pour aller en indépendant. C'est un vrai choix de ta part, ou est-ce qu'on t'a un peu poussé vers la sortie ?
C'est un choix. Il y a plein de choix que je n'ai pas voulu faire, en termes de productions, de direction artistique… Je ne voulais pas forcément l'argent, ou la gloire, tu vois ? Je voulais aller dans ma propre direction, pas dans celle d'un autre. En fait, c'est tellement bizarre, pour les gens aujourd'hui, de cracher sur l'argent, le succès, le Wati-B, qu'ils ne comprennent pas que la décision puisse venir de moi.

C'est la direction artistique dans laquelle on voulait te pousser qui ne te plaisait pas ?
Déjà, la direction artistique. Ensuite, les inimitiés, les histoires d'égos entre gens du label. Et puis, même en termes de business, de contrats, c'était pas forcément tip-top. En fait, c'est un ensemble de choses, il n'y a pas qu'une seule raison, mais une accumulation de détails qui ont fait que j'ai décidé de prendre mes distances. Pour tout te dire, j'étais tellement dégouté à cette période que j'ai stoppé la musique. J'ai passé quatre mois à ne plus rien faire sur ce plan. J'ai supprimé mes pages Facebook, et tout… J'ai carrément voulu reprendre des études, je me suis retrouvé sur les bancs de la fac, je me suis mis dans la prière à fond …

Et t'es retombé dans le rap quand même ?
Bah ouais… Y'a un lien, impossible de s'en défaire. Je suis retombé dedans dix fois plus fort, avec encore plus d'énergie, plus de dalle.

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L'indépendance, ça correspond bien à ton mode de fonctionnement ?
Complètement. C'est plus difficile, parce que tu fais un peu tout : t'es rappeur, producteur, tu dois monter ton équipe, gérer plein de trucs… c'est dur, mais ça déchire. T'apprends énormément de choses, tu fais plein de rencontres, et puis tu vois que t'es capable de faire les choses par toi-même. Pour quelqu'un comme moi, qui a connu l'échec … j'ai toujours cru que j'étais bon à rien ! Et finalement, je me rends compte que je suis pas si nul [rires].

T'es super éclectique musicalement. Sachant qu'en France, on a toujours besoin de mettre les gens dans des cases, est-ce que tu n'as pas peur que ton ouverture musicale puisse te desservir ?
Tu me tends la perche. Mon album s'appelle Caméléon, ça veut dire que j'ai aucune case … ou alors, je les ai toutes en même temps ! Et dans le fond, je pense qu'il y a beaucoup de monde comme ça, mais les gens ne se permettent pas de sortir des cases dans lesquelles ils sont enfermés. Regarde-toi, on peut te mettre dans une case : t'es en survet' Lacoste, t'as une barbe de quinze centimètres… Si on suit les codes du moment, dans quelques années, tu vas probablement te faire péter en Syrie ou je ne sais où. Mais en vérité, qui a envie de se caricaturer tout seul ? Il y a forcément une petite partie des gens qui prennent le pack complet, sans chercher la moindre nuance, mais aujourd'hui, tout le monde est un peu caméléon. En tout cas, je veux démocratiser cette mentalité : assumez vos choix !

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La mentalité « caméléon » se ressent complètement dans ce disque, tu passes d'un titre où ça chantonne à un autre où ça kicke pendant cinq minutes sur du 90bpm. Tu t'es quand même posé la question de la cohérence et de l'homogénéité de l'album ?
Quand je l'écoute, j'enchaine toutes les pistes de la première à la dernière, et j'ai pas l'impression que ce soit incohérent. C'est structuré, et puis la cohérence, elle vient aussi du fait que je sois sincère de bout en bout. Que je fasse du zouk ou de la valse, je garde toujours le même esprit. Après, musicalement, évidemment que ce n'est pas un produit uniforme. Mais justement, j'ai l'impression de proposer une alternative à ce qui se fait aujourd'hui, tu peux passer de titres presque pop à d'autres plus sales comme « En Forme », où ça kicke. Je sais pas, c'est kiffant ! J'ai essayé plein de trucs, et j'ai tué tous les styles !

Sur un titre comme « En Forme », justement, tu entres dans la cabine avec l'intention de montrer que t'es meilleur que les autres ?
Bah pas du tout ! C'est assez bizarre, parce que pour ma part, quand j'arrive en me disant « vas-y, je vais tuer tout le monde » … ça fonctionne pas. C'est pas naturel. Ça peut fonctionner, mais c'est plus délicat. Alors que quand t'y vas sans te poser de questions, c'est là que tu réussis le mieux. Pour « En Forme », je m'y suis repris à plusieurs fois. Les deux premières, j'étais super déterminé. Le résultat était bon, super technique, mais… c'était pas ça. Au bout d'un moment, j'ai relâchée la pression, et là c'est venu tout seul.

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Tu t'es notamment fait connaître par tes freestyles. La nouvelle génération ne semble plus tellement porter d'importance à cette discipline, est-ce que tu estimes avoir un rôle dans la transmission du flambeau ?
Bien sûr, y'a rien de mieux que le freestyle. Je sais pas, le hip-hop passe par le freestyle depuis 20, 30, peut-être 40 ans ! T'es dans la rue, t'envoies ton truc, le mec en face envoie aussi, et chacun s'en prend plein la gueule… c'est cool ! J'ai rencontré des centaines de freestylers en France, en Belgique, au Canada, en Tunisie… Il arrive que tu tombes sur un mec et qu'il te casse la gueule en direct. Ça déchire !

Comment t'expliques que la pratique de cette discipline se perde ?
On est dans une époque de starification. Si tu fais un freestyle face à un mec et qu'il t'éclate, tu vas te sentir rabaissé, et les mecs ont pas envie de ça. Mais c'est le jeu, c'est comme à la boxe ! Tu cognes, il cogne, parfois tu gagnes, parfois tu perds… Si tu te fais coucher, tu sers la main au mec et tu rentres te coucher. A l'ancienne, on marchait en groupe dans la rue, et dès qu'on croisait un mec avec une dégaine de rappeur, on l'abordait : « Poto, bien ou quoi ? Tu rappes ? » Y'avait pas Youtube, Facetime, on pouvait pas se connecter entre nous. C'était vraiment spontané. Et souvent, tu tombais sur des mecs qui envoyaient du lourd, tu rentrais chez toi avec l'envie de t'entrainer pour devenir aussi bon qu'eux. Y'a certains rappeurs qui étaient des légendes dans la rue… et je t'assure que t'as jamais vu aucun clip d'eux, qu'ils ont jamais mis le pied en studio ! Et jusqu'à très tard, j'étais comme eux, je rappais uniquement dans la rue. J'ai dû attendre 2010 pour voir mon premier freestyle vidéo. J'avais jamais vu ma gueule sur un écran !

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Tu viens du 19ème arrondissement, un coin qui a toujours vu des rappeurs percer, depuis Oxmo jusqu'à MHD. Pendant tes périodes de freestyle en pleine rue, as-tu ressenti une concentration particulière de talents dans ce quartier ?
C'est pas le quartier où il y avait le plus de rappeurs, et encore moins celui où il y avait le plus de rappeurs talentueux. Et on se le disait tout le temps, on était dégouté ! À une époque, on a eu Koussek. C'était le vrai espoir du 19ème, tout le monde le voyait devenir plus fort que Booba. À l'époque, il a fait 2-3 compils, il a fait un feat avec LIM… On le voyait déjà tout en haut ! Mais à part lui, hormis Oxmo…

Y'a eu Pit Baccardi, certains membres d'ATK, puis Ades, Mister You…
Ouais mais… on n'entendait jamais « DIX-NEUVIÈME » dans les sons ! On entendait partout « neuf-trois », « neuf-quatre », et chez nous, on avait l'impression que les mecs avaient honte d'être parisiens. Pit Baccardi, Oxmo, tu les as déjà entendu dire « sept-cinq » ? Ils représentaient pas comme les mecs des autres départements.

Il y a quelques temps, on a fait un article sur les rappeurs roux, et tu fais évidemment partie de la liste. Quel est ton rappeur roux préféré ?
[Rires] Bande d'enfoirés ! Y'a que ma barbe, qui est rousse ! Bon, c'est pas grave, je veux bien passer pour un roux si ça me permet d'avoir ma place privilégiée chez Noisey. Alors, mon préféré ? Action Bronson, c'est le meilleur. Attends, mais tu sais que Sully Sefil, il a longtemps caché sa rousseur ?

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On aurait tous fait pareil. Est-ce que vous faites des réunions secrètes, entre rappeurs roux ?
Tous les mois. Et le mois prochain, on étend nos activités à l'échelle internationale, on fait une grande réunion avec tous les rappeurs roux du monde.

Est-ce qu'en tant que roux, quand tu vois un autre roux réussir -genre Paul Scholes ou Michael Fassbender- tu te dis que l'espoir existe ?
Depuis quelques années, on est respecté de ouf ! On est grave en place maintenant. Égéries de grandes marques, rappeurs, footballeurs… Alors qu'il y a quelques années, on nous crachait à la gueule. Et ma mère peut en témoigner, elle m'a raconté plein d'histoire sur mon enfance. Y'avait des réputations de ouf sur les roux !

Est-ce que tu penses que tu aurais eu une carrière différente si tu étais brun ?
J'aurais pas eu seulement une carrière différente, j'aurais aussi eu une enfance différente ! [Rires]

Tu es roux ET musulman. C'est compatible ?
A priori, oui. Il y a même un savant musulman roux, je m'étais renseigné sur lui, j'avais trouvé des photos.

Tu l'as pris en modèle ?
Hé mais attends, on rigole mais dans la sunna du Prophète, il est conseillé, quand tu vieillis et que ta barbe devient blanche, de la colorer avec du henné -ce qui lui donne une couleur rousse. Donc, quelque part, on finit tous roux, dans l'islam.

À propos de religion : en tant que musulman, quel est ton positionnement moral vis-à-vis du rap ? Est-ce que tu considères que la musique est autorisée, par exemple ?
Il y a plusieurs écoles de pensée. Certaines te disent que la musique est interdite, d'autres te disent qu'elle est autorisée. Pour ma part, j'ai été convaincu qu'elle était interdite. J'ai compris pourquoi elle était interdite, même si j'estime qu'on peut aussi utiliser la musique pour apporter du bien. Aujourd'hui, j'estime qu'en étant un muslim comme je le suis -je fais pas forcément toutes les prières, je transgresse beaucoup d'interdits-, la musique n'est pas une priorité. J'ai essayé d'être parfait, de tout arrêter. Mais je suis reparti en couilles dix fois plus derrière. Et j'ai une personne pieuse dans mon entourage, que je respecte beaucoup, qui m'a expliqué que je ne pouvais pas fonctionner comme ça, que je devais y aller progressivement. Je me fixe des objectifs, j'essaye d'avancer. Et puis, en tant qu'artiste, je serais certainement frustré si je ne pouvais pas exprimer certaines choses. Sans compter le fait que je me suis investi financièrement, humainement, que des personnes se sont investies avec moi, que j'ai des engagements… En termes de religion, arrêter la musique n'est donc pas ma priorité. Même si, au delà de ça, j'essaye de faire en sorte que mes textes n'aillent pas dans le sens contraire de la parole de Dieu.

Je tiens aussi à dire que pour moi, c'est faux de penser qu'il n'y a que du mauvais dans la musique. J'ai connu plein de gens qui ont arrêté d'écouter de la musique, en écoutant la musique de Kery James. Tu vois l'idée ? Sa musique a été une sorte de guide pour eux, et ça les a poussé à aller plus loin religieusement. J'ai donc appris à mettre de la mesure là-dessus, parce que je suis pas savant, et que j'ai d'autres priorités. Je me répète, mais c'est important de le développer, parce que ce sujet est souvent tabou chez les rappeurs. J'en ai rencontré beaucoup qui sont un peu dans ma position, et je trouve naze de ne pas en parler.

En France, beaucoup de rappeurs sont musulmans, et je pense qu'il faut crever l'abcès, parce que ça mène à des dérives, des gens qui se font insulter pour rien sur les réseaux sociaux. Le pire, c'est autour de Médine. « Ouais, t'as appelé ton label Din Records, t'insultes la religion, t'es un mécréant »… Il faut y aller doucement avec ces trucs là ! Il y a beaucoup trop d'ignorance, et il faut faire comprendre aux gens que c'est un sujet qui n'est pas si tranché, qu'il existe plusieurs écoles, et qu'on peut en parler. Il y a des grands savants qui autorisent complètement la musique ! Et ces gens, ils sont suivis par la grande majorité de la communauté musulmane, y compris par des gens qui considèrent que la musique est interdite. Tu vois, c'est pas si simple. Le seul consensus, c'est sur le fait qu'à partir du moment où le propos exprimé est haram, la musique est haram.

Dernière question, l'album finit sur un solo de guitare. Pourquoi ce choix ?
À la base, ce n'est pas mon choix ! C'est l'ingé-son, qui a mixé 90 % de l'album. Je lui ai envoyé le titre, et je lui ai dit « gros, fais ce que tu veux, amuse-toi ». Et sur le dernier titre, il a tellement kiffé qu'il a pris sa guitare, et il a envoyé un solo. Il m'envoie le truc, pas du tout sûr de lui, genre « bon, tu vas sûrement me massacrer » [rires] . Mais ça tue ! Je lui ai juste demandé de le rallonger, parce que c'était un peu court. C'est le feu, la guitare électrique.

Salif a sorti exactement la même phrase y'a cinq ans.
Salif, c'était mon rappeur préféré. Un truc de ouf.

Bon, t'as pas un truc un peu classe pour conclure l'interview ?
Mieux vaut mourir incompris que passer sa vie à s'expliquer. Genono est le feu sur Twitter.