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Music

J'ai assisté à trois concerts de musique expérimentale d'affilée et je n'ai ressenti aucune pulsion de mort

C'était à Lyon avec IUEKE, Käpäk, MTUA et Tomi Yard dans le cadre de la Red Bull Music Academy.

Lyon est une ville qui demande du temps avant d'être apprivoisée. Elle est parcourue par un réseau de ruelles qui se superpose à son quadrillage urbain officiel. Ces petites allées relient les rues transversalement les unes aux autres, sans apparaitre sur les cartes. Pour ne rien arranger, de multiples tunnels et autres souterrains traversent ses collines de part en part. La ville est pleine de voies secrètes et de lieux confidentiels. C'est donc un terrain propice pour semer des agents de la Gestapo, comme je l'ai appris en regardant Lucie Aubrac, ou pour perdre des rédacteurs de la presse musicale, comme je l'ai compris en accompagnant Gwen Jamois, alias IUEKE, lors de son escale à Lyon pour la Red Bull Music Academy.

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Après une longue errance, je retrouve Gwen place Sathonay, un joli carré de terre battue situé en bas des pentes du quartier de la Croix Rousse, où les vieux joueurs de boules du secteur pratiquent devant les devantures de bars qui semblent exclusivement conçus pour des premier rendez-vous Tinder. Gwen, debout, hoche la tête avec satisfaction devant un verre de vin blanc, un casque de studio vissé sur les oreilles. C'est la première fois qu'il s'arrête à Lyon plus d'une nuit. Sollicité par des artistes locaux afin de collaborer à une installation mélant musique expérimentale et art contemporain, il leur a fait la proposition suivante : arriver à Lyon sans aucun son, avec un équipement minimal, et construire un live de toute à pièce selon une approche site specific, c'est à dire en travaillant exclusivement à partir de sons enregistrés dans la ville même.

La préparation de l'évenement s'étend sur une semaine, avant un live avec MTUA, Käpäk et Tomi Yard, des producteurs lyonnais. Arrivé à Lyon deux jours plus tôt, Gwen a passé une partie de ses journées, puis de ses nuits, à arpenter la ville à la recherche de lieux aux propriétés sonores insolites pour y enregistrer. Cet après-midi là, il est resté plusieurs heures dans un ancien tunnel de funiculaire avec un petit synthétiseur modulaire, une enceinte portative, et un enregistreur. Une fois dans le tunnel, il a branché le synthé sur la petite enceinte puis s'est mis à jouer en enregistrant les sons de l'instrument transfigurés par la réverbération naturelle des parois du tunnel.

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Gwen me passe le casque pour me faire écouter le fruit de ses recherches de l'après-midi. Le résultat est saisissant : un vrombissement imposant, brut, qui me donne l'impression d'écouter le roulement de rochers arrachés à la terre par un fleuve en crue. Malgré la force de ce son, je peux distinctement entendre des gouttes d'eau s'écraser sur le sol, amplifiées par l'écho du tunnel. Plus loin, un frottement rapide et répétitif me fait penser à un immense moulin à vent dont les pales frotteraient sur du métal. Tous les effets étaient créés à la main, en éloignant ou en rapprochant le micro de la source sonore. Sur un autre enregistrement, de nouveaux sons : des espèces de longs drones sourds, qui apparaissent dans le lointain, se faisant de plus en plus puissants puis s'éteignant les uns après les autres. Des voitures, m'explique Gwen. Effectivement : plus loin dans l'enregistrement, ces vrombissements perdent de leur caractère mystérieux et sonnent comme des des agents immobiliers qui roulent en seconde.

« C'est toute la difficulté de travailler de cette manière. Parfois tu peux capter un son superbe, mais qui se retrouve gâché par des bruits parasites. Et évidemment, dès que tu arrête d'enregistrer tu entends quelque chose de magnifique que tu aurais aimé capter, c'est très frustrant. Il faut que je revienne la nuit, quand il n'y aura personne ». L'autre difficulté, c'est de capturer suffisamment de matériau pour créer une oeuvre entière en un temps très court. Une fois les sons enregistrés, il faut encore les trier, les ordonner et définir la structure de la pièce dans laquelle les insérer.

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Pour l'heure, il est temps de se rendre à l'atelier qui abrite l'installation sur laquelle les musiciens vont jouer deux jours plus tard. En chemin, Gwen me montre son synthétiseur. Cet instrument à été construit dans les années 80 par un type qui a reçu l'argent de près de 300 commandes puis s'est volatilisé avec l'intégralité de la somme. Il n'en existe que 30, et en bon parrain du monde des synthés chelous, Gwen en possède évidemment un.

Le synthé de IUEKE, à mi-chemin entre un camembert et une bombe artisanale.

Sur ce genre d'instrument, on ne peut obtenir le son souhaité sans de nombreux réglages et autres tatonnements. On peut définir une direction vers laquelle tendre, mais ce parcours à tatons permet souvent d'heureuses surprises et des résultats insoupçonnés. «Je veux toujours garder une part de hasard dans ce que je fais me dit Gwen. Un live où le musicien sait exactement sur quel bouton appuyer à tel moment, ça ne m'intéresse pas, je n'appelle pas ça un live. Autant jouer un disque. »

Situé dans une ancienne usine, l'atelier de l'artiste Bertrand Grosol accueille la performance. C'est à la fois l'endroit où il vit et où il travaille. Avec sa charpente en bois et ses différents niveaux, le lieu ressemble à un bateau dont tous les marins auraient un profil Discogs. L'O.R.G., c'est son nom, trône au milieu de la pièce. Cet orgue éléctronique expérimental est une création du plasticien lyonnais Vahan Soghomonian. Elle se compose de neufs tubes de métal semblables à des cheminées d'unsine et montés sur des enceintes aux propriétés différentes les unes des autres.

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Vahan Soghomonian © Jacob Khrist

« Nous avons cherché à explorer la notion de plasticité de cette installation. Plutôt que de l'aborder d'un point de vue esthétique comme c'est souvent le cas, il s'agit ici de le faire d'un point de vue physique, ses transformations aboutissant à une utilisation différente chaque fois que nous l'exposons. »

D'abord exposée en Belgique, puis notamment à l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne, l'O.R.G. n'a effectivement cessé d'évoluer au fil du temps. D'abord utilisé pour créer une représentation sonore du système solaire, l'O.R.G. s'est ensuite vu doté de capteurs infrarouges permettant de moduler le son de chaque tube en fonction des mouvements des visiteurs s'approchant de l'installation. Dans le cadre des concerts du vernissage, les tubes serviront à diffuser les créations sonores de chaque artiste, leur permettant de brouiller le schéma classique d'une salle de concert dont les enceintes encadrent la scène et donc de littéralement immerger le public dans la musique.

« La plupart des musiciens qui participent à cette expérience ont également des projets techno plus classiques, adaptés à des formats club. Cet evénement est un champ d'experimentation qui nous permet d'explorer de nouveaux horizons et nous offre un cadre impossible à reproduire chez soi ou dans un studio », m'explique Matthieu Reynaud, alias MTUA, qui a élaboré la partie sonore de l'installation avec Fabien Ainardi, dit Käpäk. « Cette performance est pour nous la possibilité de poursuivre et de partager nos recherches avec le public. Ce n'est pas un live figé, fini, mais plutôt une manière de nous présenter aux gens en plein travail d'expérimentation, sans tout à fait savoir à l'avance quel sera le résultat final » me dit-il.

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Cet après-midi, tous les participants au projet sont là, et travaillent à l'installation de l'oeuvre, que ce soit avec un fer à souder, un tournevis ou des cables dans les mains. Cette solidarité, cette capacité à faire équipe pour tendre vers un but commun hors du circuit club et des salles de concert n'est pas inhabituelle dans la scène techno lyonnaise, d'après ce que m'explique Simon Debarbieux, de LYL Radio. Depuis deux ans, cette web radio se place comme un des pôles fédérateurs de la scène locale. Elle offre un espace aux artistes locaux pour jouer et parler de leur musique, tout en créant des ponts avec les DJ de passage à Lyon. Les membres de la radio, bénévoles, s'investissent également dans l'organisation d'évenements et de concerts. Si cette double casquette est parfois lourde à porter tant elle demande du temps et de l'énergie, elle semble aussi apporter des résultats dans pour permettre l'émergence et la croissance de la scène lyonnaise. Le soir du concert, la salle est remplie par des artistes, des membres de labels, des disquaires, mais aussi par un public curieux sans connection directe avec la famille techno de la région.

Käpäk et MTUA ouvrent les hostilités.

Tous les artistes ont passé la nuit précédente à terminer leur live à toute vitesse. « Une semaine est un délai très court pour créer une pièce de musique pour un concert entier, mais c'est en même temps un véritable luxe de pouvoir travailler sur cette durée dans un tel cadre et d'expérimenter avec l'O.R.G. » savoure Matthieu Reynaud.

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En effet, et malgré une identité musicale différente, le live de MTUA & Käpäk et celui de Tomi Yard partagent la même volonté de d'occuper l'ensemble de l'espace sonore explorant les possibilités multipistes de l'O.R.G. Tous les spectateurs ont le regard tourné vers la petite scène où sont installés les musiciens, par habitude, sans doute. Mais les sons viennent de partout, de devant, de derrière, des côtés, ce qui rend l'observation des musiciens plutôt caduque. Ce dispositif rend la perception du concert unique pour chaque visiteur, en fonction de son emplacement dans la salle. J'aurais presque aimé pouvoir écouter ces live dans le noir, pour ne ressentir que les déplacements du son autour de moi. C'est manifestement ce qu'essaie de faire un certain nombre de spectateurs, assis par terre les yeux fermés, plus concentrés que des moines Shaolin pendant le Grenelle de la méditation.

Je pourrais écouter ce genre de bibliothécaire me rappeler séchement mes livres en retard pendant des heures © Jacob Khrist

Un des plaisirs que j'ai à écouter de la musique éléctronique qui flirte avec l'ambient, c'est la possibilité de façonner des paysages mentaux qui n'appartiennent qu'à moi. Bien que formuler à voix haute ce genre de pensée de nerd fragile est la garantie quasi-systématique de se faire bollosser dans le RER, j'aime imaginer des images à partir de sons que je ne reconnais pas immédiatement. Le live de MTUA et Käpäk m'a fait rentrer dans une atmosphère aux sonorités aquatiques, comme une plongée dans les fonds marins les plus mélancoliques. Les parties de la pièce s'enchainent de manière fluide, et parmi les artistes programmés ce soir ce sont eux qui misent le plus sur des mélodies fugaces qui émergent des nappes, parfois accompagnées d'un pied qui vient rythmer l'ensemble du morceau. La répartition précise des sons à travers l'ensemble des neuf enceintes renforce l'immersion, et souligne le fait que les deux musiciens ont participé à créer les propriétés sonores de l'O.R.G.

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Tomi Yard, lui, a construit sa pièce sur un schéma d'ascension constante. La longue intro, construite à partir d'une boucle hypnotique de trois notes, plonge le public dans un état de concentration extrême et le rend encore plus réceptif à chaque variation. Des percussions viennent tinter à intervalle irrégulier dans les tuyaux de l'O.R.G. et en s'accélerant, donne l'impression d'écouter un orage de grèle qui remplirait l'espace au fur et à mesure.

Käpäk, MTUA (My Thud Unite Area) et Tomi Yard © Jacob Khrist

L'approche de IUEKE est plus frontale. Sa pièce est une forme de collage de sons juxtaposés les uns sur les autres. Des larsens apparaisent sans prévenir, et nous sommes tous confrontés à des murs de bruit blanc, des vrillements soudains, des crescendos de sons coupés en pleine montée. Malgré le fait qu'ils ait tous été enregistrés à travers la ville dans les jours qui ont précédés, aucun des sons du live ne semble pouvoir provenir d'une planète habitable. Je reconnais le frottement abrasif puissant de brosses industrielles rotatives utilisées par les services de la ville pour nettoyer le tunnel où Gwen a enregistré; mais si je parviens à les identifier, c'est uniquement parce que je les ai entendues avant, et qu'on m'a expliqué comment elles ont été enregistrées. C'est peut être là qu'on touche à une des caractéristiques les plus fondamentales de la musique de IUEKE dans ce genre de dispositif. Elle ne carresse pas l'oreille, elle n'a pas pour vocation à être agréable, ni même à faire apparaitre des images mentales chez l'auditeur tant il est impossible de rattacher les sons utilisés à un objet ou à un instrument connu. C'est une expérience sensorielle, abstraite, mentale, où les repères habituels de l'auditeur sont chamboulés : si l'on peut découper le live en plusieurs parties, impossible de discerner un rythme constant ou de se raccrocher à une mélodie. Dans ce genre de cas de figure, chaque élément ne vaut que par sa singularité, ses caractéristiques sonores pures, et le sentiment discordant que provoque sa combinaison avec les autres sons joués simultanément.

IUEKE © Jacob Khrist

Cette diversité d'approches des musiciens travaillant sur une même installation soulignent l'étendue des possibilités offerte par la machine, et la pertinence de programmer des artistes aux démarches et aux aspirations artistiques multiples. Malgré le coté parfois exigeant des oeuvres présentées, je suis frappé par l'atmosphère chaleureuse qui règne dans la salle. Entre les concerts, les spectateurs sont détendus, rient, et discutent pendant que des petits groupes se font et se défont autour d'un verre.

Quand j'ai assisté à des concerts de musique expérimentale, j'ai souvent eu l'impression de rentrer par effraction dans un petite coterie où tout le monde se connaissait, se jaugeait, et venait assister au concert en paradant comme s'ils attendaient qu'on leur décerne une médaille pour être venus écouter de la musique concrète dans une galerie d'art. Sérieux les frères, on est tous contents d'entendre pour la huitième fois que vous écoutez Pierre Boullez depuis le CE2, mais vous ne voulez pas boire un jus de fruit et vous détendre un peu ? Cette fois-ci, je n'ai pourtant pas croisé un seul personnage de ce genre, et ce n'est pas faute d'avoir cherché. J'ai surpris un jeune musicien en train d'essayer de dérober les coeurs et les numéros de portable de deux étudiantes en histoire de l'art. Sa méthode, plus grillée qu'un restaurant Buffalo, consiste à parler de ses projets musicaux en utilisants des termes compliqués - comme si utiliser des mots de plus de cinq syllabes était le coup fatal pour faire tomber quelqu'un dans les filets de l'Amour. Pourtant, je suis surpris par son enthousiasme sincère et sa modestie dès qu'il évoque les concerts du soir. « C'est vers ce genre de choses que j'aimerais tendre, mais honnêtement il me reste encore beaucoup de chemin à parcourir ». Je suis bien obligé de me rendre à l'évidence : la soirée semble avoir été interdite aux baltringues.

Je suis également heureux de constater qu'une soirée organisée par une marque ne rime pas nécessairement avec un line-up composé de routiers habituels de la techno dans une salle de deux mille places bardée de stickers. Une soirée détente, de l'enthousiasme, des musiciens prometteurs qui développent des projets ambitieux, des représentants d'une scène musicale en pleine effervescence, un cadre parfaitement adapté à ce type d'évenement, des spectateurs qui ne jouent pas les blasés : c'est plus que ce que je pourrais dire d'un grand nombre de concerts que j'ai vu cette année. Cette soirée ne me fera pas arrêter de chanter des morceaux de R. Kelly quand je cuisine. Par contre, si besoin était, j'y ai acquis la certitude qu'on peut assister à des concerts de musique expérimentale sans rouler les yeux ni s'enfuir en écoutant les discussions du public : c'est un petit pas pour l'homme, mais un grand pas pour élargir ses options du week-end.