FYI.

This story is over 5 years old.

Music

Le compositeur Howard Shore se souvient de son boulot sur « Le Festin Nu » de David Cronenberg

Le film le plus désaxé de l'année 1992 où l'on retrouvait pêle-mêle Ornette Coleman, WIlliam Burrroughs, Peter Weller, sexe, drogue et musique marocaine.

En 1991, le réalisateur canadien David Cronenberg adaptait sur grand écran Naked Lunch (qui sortira en mars 1992 en France sous le titre Le Festin Nu), célèbre roman de William S. Burroughs, auteur prolifique de la Beat Generation. Pour composer la bande originale de cet univers angoissant - deux longues heures de bizarreries sexuelles et de drogues en tous genres - il faisait de nouveau appel à Howard Shore, son compositeur attitré depuis Chromosome 3 en 1979, que Cronenberg connaissait depuis l’adolescence. Shore a plus tard composé la musique des séries Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit, des Infiltrés et Aviateur de Martin Scorsese, et du récent et génial Spotlight de Tom McCarthy. Inutile de préciser que le bureau de Shore est truffé de trophées des Academy Awards et des Golden Globes, aux côtés d’innombrables autres nominations et récompenses.

Publicité

Cet été, Howard Shore a collaboré avec Mondo pour la sortie en vinyle de trois des BO qu’il a composées pour Cronenberg : Naked Lunch, Dead Ringers (Faux-semblants, 1988), et Crash (1996). On a abordé avec lui son travail sur Naked Lunch, notamment l’utilisation de la musique marocaine et du jazz du célèbre Ornette Colemann, mélange capable de faire entrer le spectateur dans la fameuse « Interzone ».

Noisey : Comment toi et David Cronenberg vous êtes rencontrés ?
Howard Shore : On avait des amis communs et on a grandi dans le même quartier, à Toronto. J’avais 14 ans quand je l’ai rencontré. David, lui, a quelques années de plus que moi. Est-ce que tu crées en étroite collaboration avec David, ou est-ce qu’il te laisse t'exprimer librement ?
Notre processus de travail est très intuitif. David m’envoie toujours le script, assez tôt. Je lis aussi toutes ses recherches préliminaires, et je réfléchis au projet dans son ensemble. On discute du casting, et je vais toujours sur le plateau pendant le tournage. J’absorbe tout son univers, et j’essaie de produire un travail qui reflète suffisamment toutes les idées que David a pu avoir. La musique de Naked Lunch emporte le spectateur dans un vrai trip. Quelle était ton approche pour ce film ?
Naked Lunch se déroule dans un monde à part, appelé « Interzone ». Ayant lu le roman de Burroughs, je savais que c’était quelque part en Afrique du Nord. La bande-son est un mélange entre la musique de Ornette Coleman - un contemporain de Burroughs -, et celle d’Afrique du Nord, jouée par The Master Musicians of Jajouka. J’ai voulu tenter la fusion du be-bop new-yorkais et de la musique marocaine. Ça n’a pas été trop difficile de mélanger ces deux styles ?
Pas du tout. En fait, en 1960, Ornette était allé enregistrer au Maroc dans le village de Jajouka, situé dans les montagnes de Ahl-Srif, pas très loin de Tanger. Ça a donné le morceau « Midnight Sunrise » sur l’album Dancing In Your Head (1977). Cette chanson avait exactement le son que je cherchais : du jazz bebop à la Charlie Parker avec un orchestre marocain. J’ai appelé Ornette qui était à Amsterdam à cette époque, et on s’est rencontrés à Londres, où on a commencé à travailler ensemble. On a parlé des premiers enregistrements de Charlie Parker, puis on a commencé à travaillé en studio avec l’Orchestre Philharmonique de Londres pour enregistrer la bande-son finale.

Publicité

La présence d’Ornette Coleman sur cette BO rappelle la période à laquelle le livre a été écrit. Ça rajoute du réalisme au film, et ça colle parfaitement avec l’époque.
En effet. Ornette a sorti The Shape of Jazz to Come, un album complètement révolutionnaire, en 1959, au moment même de la publication de Naked Lunch. L’écriture de Burroughs et la musique de Ornette sont donc très liées. Dans Naked Lunch, il y a des passages orchestraux plutôt classiques, et tout à coup, on assiste à une hallucination sous drogue mise en musique par un déluge de cuivres stridents. C’était ta façon de gérer les différentes intensités du film ?
Je l’ai envisagé comme le son colonial d’Afrique du Nord. L’orchestre anglais représente la colonisation du Maroc, avec ce son élégant, qui s’oppose à des choses plus extrêmes. On est parfois pris au dépourvu par la BO : au beau milieu d’une conversation feutrée déboule un saxophone qui finit par faire partie intégrante de la scène.
Ça, c’est la beauté du génie d'Ornette Coleman. On l’a malheureusement perdu l’an dernier, et il nous manque terriblement. J’ai tellement de chance d’avoir pu passer du temps avec lui en studio et d’avoir enregistré cette bande originale. On a fait quelques performances de Naked Lunch, dont une à Belfast avec l'Orchestre d'Ulster, et un ciné-concert avec Denardo Coleman, le fils d'Ornette, et le bassiste Barre Philipps, qui joue aussi sur l’album. On a aussi donné un concert au Barbican Centre de Londres avec le BBC Concert Orchestra. C’était un réel plaisir de pouvoir jouer en live la musique du film.

Publicité

Tu as travaillé avec beaucoup de musiciens célèbres au cours de ta carrière. Qu’est-ce que ça t’a apporté de travailler avec Ornette Coleman ?
J’étais le directeur musical du Saturday Night Live dans les années 70, et je pouvais parfois programmer un artiste dans l’émission. En 1978, j’ai invité Ornette et son groupe Primetime. C’était génial. Ornette est un grand artiste américain, et c’était sa première apparition télé.

Son génie vient du fait qu’il arrive à toucher des gens très différents. Même s’il jouait ce qu’on appelait du « jazz », il allait bien au-delà de ça, en réalité. Il était très doué pour exprimer des idées en musique. C’est un musicien brillant et je m'estime extrêmement chanceux d’avoir pu jouer avec lui.

Et que t'a apporté ta longue collaboration avec David Cronenberg ?
On a ce lien très fort ensemble. Je ne sais pas si ça vient de notre jeunesse commune, et le fait qu’on ait grandi dans le même quartier, mais on avait une façon très particulière de voir le monde. David est très intellectuel, c’est un réalisateur brillant, et probablement la personne la plus cultivée que je connaisse. J’ai toujours voulu suivre David parce que ses idées sont vraiment intéressantes. De nous deux, c’est lui l’éclaireur, et on prend le chemin ensemble.

En trente ans, j’ai écrit quinze B.O. pour ses films, mais je n’y pense même plus. Je pense qu’on regarde toujours devant soi, prêt pour la prochaine aventure, pour le prochain film. On ne se répète jamais, et on essaie toujours de nouvelles choses. David a une approche très innovante, il se demander toujours ce qu’est un film, et ce qu’il peut être. C’est un auteur excellent qui travaille à partir d’idées sans cesse nouvelles et originales.

Les éditions vinyles de Naked Lunch, Dead Ringers et Crash sont disponibles sur le site de Mondo. Derek Scancarelli est surt Twitter.