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Music

L'histoire secrète des gangs de la Haçienda

Lynchages, videurs menacés à la mitrailleuse et chiens décapités : comment les gangs ont pris le contrôle du légendaire club de Manchester à la fin des années 80.

La Haçienda a changé la vie de tonnes de gens. Cet entrepôt aux briques rouges au bord du canal de Rochdale, somptueusement décoré, a été construit en 1982 et financé par New Order et Factory Records. Le groupe et son label, après être tombés sous le charme cosmopolite des clubs de New York, ont voulu donner à Manchester sa Danceteria, son Paradise Garage. Au niveau financier, c’était une catastrophe, et personne ne venait au club au début. « C’était chiant comme la mort. Ce lieu était tellement pourri que c’en était effrayant », raconte Dave Harper de Rough Trade dans How Soon Is Now, le livre de Richard King. « Le son était affreux et l’endroit était sinistre. Les gens ne venaient pas, hormis New Order. » En réalité, la Haçienda n’était pas une si mauvaise idée ; c’était juste un club en avance sur son temps. Dès 1986, des DJs comme Mike Pickering et Graeme Park avaient commencé à jouer de l’acid house sur vinyle, importée de Chicago. Et avec l’arrivée de l’ecstasy, la Haçienda allait bientôt être remplie tous les soirs, et devenir le lieu de l’euphorie collective et des révélations sur dancefloor.

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Jason Coghlan en 2015 devant le bâtiment de la Haçienda, aujourd'hui devenu un complexe immobilier.

La Haçienda a définitivement changé Jason Coghlan, mais pas comme on pourrait l’imaginer. « Moi, je n’ai jamais dansé », dit-il. « J’aime pas danser. Je détestais cette putain de musique. Et je sortais toujours de là avec un putain de mal de crâne. » Coghlan est un ancien voleur de voitures de la grande banlieue de Manchester, qui a décidé de prendre le créneau de la Haçienda quand il avait à peine vingt ans, voyant que le club était le laboratoire d’un nouveau son : l’acid house.

Avec un chômage atteignant 90 % chez les jeunes du quartier, Moss Side, et ce pendant toutes les années 80, la ville était infestée de gangs, qu’on distinguait selon leur quartier d’origine : Gooch Close, Doddington, Pepperhill. Vers la fin de la décennie, la sécurité de la vie nocturne et le trafic de drogues était presque intégralement aux mains des groupes criminels - des gens qui avaient repéré l’économie florissante de la nuit, et y voyaient une source clandestine de revenus, à contrôler à tout prix.

« On était physiquement présents sur place pour s’assurer que nos affaires fonctionnaient bien », dit Coghlan. « Et ça voulait dire qu’on devait avoir l’air méchant. Plus méchant que quiconque essayant d’envahir notre territoire. Si tu venais ici depuis l’Écosse, Londres ou ton putain de bled de Newcastle, et que tu commençais à la ramener, à essayer de nous impressionner… Laisse tomber : j’étais prêt à riposter. »

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La violence était courante, et souvent brutale. Coghlan était lié à certains des gangsters les plus célèbres du pays, qui essayaient de prendre contrôle de la Haçienda, dont Paul Massey, abattu devant chez lui l’an dernier, et Damien Noonan, assassiné en 2005, et soupçonné par la police d’avoir été associé à pas moins de 25 homicides. Pour eux, le club était un territoire qui avait besoin d’être protégé.

Coghlan se souvient d’un incident, lorsqu’un gang rival est venu à Manchester pour essayer de faire du business à la Haçienda. « C’était un jour férié, on avait explosé tous les scores de vente pendant le week-end, et la Haçienda organisait quelque chose ce lundi soir. Les autres avaient été très clairs : ils comptaient débarquer et se mettre à leur aise », raconte-t-il. « On était prêts - moi, Paul, Damien, nous tous. On devait être quarante dans le club, et prêts à en découdre pour défendre notre territoire. »

Coghlan raconte qu’ils n’ont pas tout de suite reconnu les intrus : ils ont acheté leur ticket, et sont entrés séparément. Mais quand ils se sont réunis à l’intérieur, c’est Coghlan lui-même qui a décidé de les faire déguerpir. « Damien est une putain de montagne, Dieu merci, et c’est un type capable d’utiliser toute la force de son corps pour se défendre. Et moi, je suis le freluquet », plaisante Coghlan. « Je savais qu’il n’y avait pas le choix : si j’allais les voir, ça allait mal tourner. Mais j’étais prêt pour ça. »

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Il se pointe alors devant eux : « ‘Écoutez, on va s’occuper de vous, bande de connards. Vous croyez que vous pouvez débarquer à Manchester et nous la faire à l’envers ? Vraiment ?’ Et bam, c’était parti. Ce bâtard m’a frappé avec une bouteille de champagne, et n’a pas même pas daigné retiré le bouchon. C’était comme recevoir un coup de batte de base-ball sur le crâne. Pour être honnête, ça m’a un peu calmé. Mais les copains étaient déjà en train de riposter, de les avoiner, et de les planter à coups de lame. Il y a eu des coups de feu. Tout le monde était sous le choc. Il y avait deux sorties de secours, qui menaient au bord du canal, et tous les gens essayaient d’y passer en force. »

D’autres histoires de l’époque semblent tout droit sorties d’un film de gangsters bien trash. Damien Noonan se souvient d’avoir chassé un gang rival en se pointant dans un de leurs pubs préférés, armé d’un fusil et d’une machette. Il a raconté les détails dans un documentaire : « Le chien d’un des types du gang était devant le pub, et on l’a décapité. On a mis la tête du chien sur la table de billard et on a dit à ces connards de ne plus jamais s’approcher de la Haçienda, sans quoi la prochaine fois ce serait une tête humaine sur le billard. Ils ne sont plus jamais revenus. »

Pourtant, Coghlan estime que les gangs de Manchester ont permis de maintenir la violence au minimum. Vu le boom de l’économie de la pègre, les gangs rivaux avaient décidé de respecter une trêve précaire, car seule la paix pouvait satisfaire aux intérêts de tous. « Si [les clubbers] avaient su pourquoi la Haçienda était un endroit aussi tranquille pour aller écouter toutes ces starlettes de DJs, j’imagine qu’ils auraient tous déguerpi sur-le-champ et ne seraient jamais revenus danser », dit-il. « Sérieux, on n’est pas à Disneyland, c’est pas un stand de barbapapa. Les types qui vendent des drogues sont des putains de dealers, des gangsters… On n’hésitait pas à montrer nos gueules, pour calmer les ardeurs des chercheurs de merde. »

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Il parle affectueusement de Massey, le baron du club, un type d’à peine un mètre cinquante qu’on surnommait pourtant le Mr Big de Manchester, sans ironie aucune. « Les gens venaient de partout, par amour pour Manchester. Et il adorait ça », dit Coghlan. « Ce n’était pas que du business pour Paul : il voulait que les gens se sentent en sécurité, et puissent s’amuser sans souci. Si quelqu’un faisait le con, et qu’on le foutait dehors, Paul retournait dans le club pour prévenir ses potes et sa petite copine, afin qu’ils puissent le retrouver dehors. Moi je lui disais : ’T’es pas sérieux, quand même ? Ils se retrouveront demain, laisse tomber’. Mais il était comme ça, et aujourd’hui j’ai envie que les gens le sachent. »

Pourtant, la violence rendait la situation intenable pour les propriétaires de la Haçienda. En janvier 1991, on a pointé une mitrailleuse sur un membre de la sécu du club, et le mois suivant, le club a temporairement fermé ses portes pendant que les promoteurs entamaient des négociations avec la police. Tony Wilson a donc préparé une déclaration qu’il a lue aux clients : « Nous espérons - et nous devons tous y croire - que nous pourrons rouvrir la Haçienda dans un bien meilleur climat. Mais dans l’immédiat nous devons maintenir le club fermé, jusqu’à ce que nous soyons en capacité de gérer le club en toute sécurité, et que les propriétaires soient certains de garantir le rôle de la Haçienda au coeur de la communauté de la jeunesse de la ville. »

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La Haçienda a rouvert en 1992, non sans avoir augmenté son équipe de sécurité, mais l’ambiance s’était dégradée, et les actes de violence ont continué, même de manière sporadique. Quand les pouvoirs publics locaux et la police ont visité le club en 1997, ils ont assisté au lynchage à coups de barre de métal d’un garçon de 18 ans, à l’extérieur, et le pauvre a fini par être poussé sur la route devant une voiture en marche. Cette même année, la Police du Grand Manchester a enregistré 68 fusillades, dont six morts. Les médias se sont alors mis à surnommer la ville « Gunchester ». La Haçienda a définitivement fermé ses portes en juin 1997 et, en 2002, des promoteurs ont dévoilé leurs plans pour convertir l’édifice en un complexe immobilier de luxe, « The Haçienda Apartments ».

Aujourd’hui, Jason Coghlan a pris ses distances. Après un séjour en prison pour vol à main armé en 1999, il s’est choisi un nouveau passe-temps, le droit, et s’occupe désormais d’une entreprise de conseil juridique à Marbella, spécialisée dans les affaires criminelles. Malheureusement, il a récemment dû encaisser une sale nouvelle venant de Manchester : en juillet dernier, son ancien mentor Paul Massey a été abattu par balles devant son domicile - l’affaire avait tout d’un meurtre commandité. Certains disent que Massey faisait l’intermédiaire entre deux gangs rivaux de Manchester ; d’autres affirment qu’il était indic de la police. Colghlan considère Massey comme quelqu’un dont l’influence permettait de rendre le milieu de la pègre relativement stable : « Il disait, ‘si je crève ou que je finis en prison, vous ne savez pas à quoi vous attendre, les gars’ ».

Les faits le confirmeront. Entre janvier et décembre 2015, on a compté 19 fusillades à Salford, dont celle d’une mère de 27 ans et son enfant de 7 ans. Les deux ont reçu des balles dans les jambes, une vraie punition. « En ce moment, c’est vraiment très dur », continue Coghlan. « Pire qu’en 1999, qui était déjà une sacrée époque. Il y a tous ces putain de tarés qui ne jurent que par les exécutions sommaires. Ils se prennent pour l’IRA et décident d’aller faire des actions punitives au domicile des gens. »

Évidemment, Coghlan a un bon souvenir de l’époque de la Haçienda. « C’était vraiment une période douce pour moi, malgré quelques difficultés. Mais tu ne sais pas comme je suis heureux et reconnaissant de ne plus vivre là-bas », confie-t-il en parlant de Manchester. « Je ne fais plus partie de tout ça. J’observe de loin, et je suis franchement déçu. Et j’ai même honte de pouvoir être associé à ce genre de milieu. Il n’y a rien de glamour dans ce qui se passe actuellement. »

Un jour, peut-être, reconnait-il, il se sentira capable de retourner à Manchester et d’y avoir une influence positive, pour essayer de régler les conflits qui divisent la ville depuis les années 80. « Je crois qu’un jour, je pourrai mettre quelque chose en place avec ces gosses, en jouant un rôle auprès d’eux », dit-il. « Parce que, crois-moi, je suis passé par là, et j’ai vécu cette vie. Mais ce n’est pas comme ça qu’il faut faire. »

Puis il soupire : « Mais on verra ça plus tard. »