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Music

Funki Dreads : le revival manqué de Soul II Soul

Comment un des groupes anglais les plus influents de la fin des années 80 a pu être à ce point oublié ?

Parmi les revivals qui ne se sont jamais produits, il y en a un qui reste un mystère. C'est celui de Soul II Soul, pourtant le groupe anglais le plus influent de la fin des années 80. Alors que le R&B et le rap US samplent désormais tout et son contraire, Soul II Soul est le chaînon manquant de la pop actuelle et… c'est pas juste.

Parfois certains artistes ou groupes sont si majeurs que personne n'ose les toucher. Ce fut longtemps le cas avec Marvin Gaye. Pendant les années 90, de nombreux chanteurs ont copié sa voix et son style. Mais l'exercice paraissait si ambitieux que personne n'est parvenu à prendre sa place. Pire, quand quelqu'un faisait une reprise d'un de ses classiques, c'était un crime de lèse majesté. Reprendre Marvin Gaye était risqué, presque une hérésie. Surtout dans la communauté noire, on ne joue pas avec les monstres sacrés.

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Mais plus rien n'est sacré désormais. Entre les mash-ups et les samples d'euro techno des années 90 qui sont pillés par la pop américaine, on ne recule devant aucun interdit pour faire un tube. De plus, comme l'explique

cet article récent

du

Guardian

, « Pop, rock, rap, whatever : who killed the music genre? », la perméabilité des catégories musicales n'a jamais été aussi grande. On se demande alors pourquoi personne n'a farfouillé dans le catalogue de Soul II Soul. En cherchant sur Internet, pas un seul article dans le style

«

Que sont-ils devenus ? » Malgré quelques concerts récents qui semblent programmés sans unité ou buzz particulier, la dernière trace de Soul II Soul semble s'être perdue dans l'inconscient collectif.

Il faut vous faire un dessin ou quoi ?

Car ce ne sont pas les samples qui manquent. En 1989, le premier single,

«

Back To Life

»

, est une révélation alors que le reste du monde est toujours sous l'influence du New Jack Swing. Le disque s'en écarte et annonce un mouvement ethnocentrique africain / Caraïbes sur des arrangements si classiques que la référence Frankie Knuckles devient évidente (même piano, même violons) sur le second single,

«

Keep On Moving

»

. Jazzie B impose un beat tellement lent et groovy qu'il sera la marque de la soul anglaise de l'époque. La House est alors partout dans les charts mais Soul II Soul va à contre courant et rabaisse d'un coup les BPM juste au dessus de la barre des 100. Cette manière de ralentir le beat d'un coup, sans annonce, rappelle ce que la pop anglaise avait déjà fait 8 ans plus tôt avec

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«

Body Talk

»

d'Imagination. Il faut énormément d'autorité pour renverser la tendance et c'est ce qu'impose Jazzie B, le leader de Soul II Soul, une sorte de producteur gourou qui s'impose comme un des visages de la communauté londonienne issue des Caraïbes.

Le 5ème single le plus vendu de 1989

Ce groove de Soul II Soul, lent, lourd, appuyé par une rythmique massive qui donne tout de suite envie de danser, devient la marque de la soul anglaise. Des foules d'images se collent sur ce beat, comme le festival de Notting Hill, le dub, le quartier de Brixton. Back To Life atteint le TOP 5 des charts et figurera dans la liste des 5 singles les plus vendus de l'année, pourtant une année millésime. C'est un disque central de la culture anglaise qui cherchait désespérément un nouveau leadership pour la soul britannique. Le mythe créé par Sade fait rêver mais il faut être plus street : ce sera les Funki Dreads. Ils s'habillent bien, créent une ligne de fringues, on dirait une tribu princière. « A happy face, a thumpin' bass, for a loving race » est le slogan du groupe expliqué dans « Jazzie's Groove », une déclaration qui se veut noire, affirmée et positive. En fait, ce slogan pouvait être revendiqué par l'ensemble de la première génération House et en tant que journalistes blancs, par exemple, nous l'avons tout de suite compris et adopté. C'est aussi le moment d'Ibiza, de l'ecstasy, sûrement le dernier moment où l'espoir de changement est encore sincère et pur. L'esprit des raves y contribue car c'est encore une période bénie pendant laquelle les disques lents sont toujours programmés dans les clubs et les fêtes illégales. Pendant deux ans, le rythme de Soul II Soul est partout, influençant « The Revival » de Martine Girault, Candy Flip et surtout, de l'autre côté de l'Atlantique, tout le répertoire flower power de P.M. Dawn.

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Une mémoire qui se perd

Ce qui est fascinant chez Soul II Soul, c'est la rareté des articles de référence sur Internet. Le seul bon papier provient de

Wax Poetics

avec

cette très bonne interview

de Jazzie B et Carol Wheeler 25 ans après la sortie de leur premier album,

Club Classics Vol.1

. Mais c'est presque tout. Á une époque ou tout et n'importe quoi devient une niche de trainspotters, où tout revival arrive tôt ou tard, Soul II Soul sombre lentement dans l'oubli. Il faut peut être chercher la raison dans la déception fabriquée par le groupe lui-même. En 1990, Soul II Soul était promis à un succès mondial. Le premier album a été très bien reçu en Amérique, même s'il a fallu changer le titre pour le rendre plus simple (

Keep On Moving

). Et si les bons singles ont continué jusqu'en 1995 avec

«

Love Enuff

»

par exemple, le momentum était passé. Mais malgré deux Grammys, le groupe s'est fracassé face à un marché américain très segmenté. La musique noire y était encore compartimentée alors qu'en Angleterre, quand on est dans le Top 10, on est pop, même si c'est du

grime

. La lente désintégration de Soul II Soul viendra de son incapacité à

«

breaker

»

les Etats-Unis.

Soul II Soul était donc supposé devenir un des plus grands groupes de son époque. Malgré le leadership charismatique de Jazzie B, le groupe fonctionnait surtout comme un sound system, un collectif.

«

Nous ne sommes pas un groupe, nous sommes un concept

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»

dira-t-il, choisissant les chanteuses Caron Wheeler, Victoria Wilson James ou Kim Mazelle. Selon les besoins des enregistrements. Avant de sortir leur premier single, le collectif avait testé son style lors des soirées à l'African Center de Covent Garden, tous les dimanches soir. C'était comme une tribu, un vrai symbole social, une sorte de Brixton Renaissance sur le modèle de la Harlem Renaissance. Jazzie B est né en Angleterre de parents originaires d'Antigua et le premier magasin de Soul II Soul, à Camden mélangeait la mode baggy des raves et les accessoires aux symboles afrocentristes. Les violons utilisés pour les albums provenaient du Reggae Philarmonic Orchestra. Ces influences noires très fortes sont équilibrées par la touche providentielle de

Nellee Hooper

à la coproduction, l'arrangeur blanc qui peaufinera ensuite le son de Massive Attack.

Avec le succès énorme de Massive Attack, on comprend mieux la position historique exceptionnelle de Soul II Soul dans la musique noire anglaise, mais aussi mondiale. Ce groupe testait déjà la fusion entre les rythmes africains, le raffinement anglais, un look aux couleurs du reggae et une force vocale digne du garage new-yorkais avec des arrangements de violons finalement très Frankie Knuckles. Mais pourquoi le souvenir de ce groupe si important n'est pas entretenu? Il semblerait que Jazzie B n'ait pas compris l'intérêt de nourrir son héritage via des mixes différents sur Soundcloud ou via Internet. Leur

page Wikipedia

, par exemple, reste très succincte. Un quart de siècle après leur sortie, tous les hits de Soul II Soul restent immaculés et c'est une tristesse de ne pas les entendre davantage dans les clubs ou les soirées privées. Après tout, le beat des compositions de Drake, The Weeknd ou Rihanna s'est extrêmement ralenti au cours des cinq dernières années. Ce serait tellement beau de voir le beat Soul II Soul resurgir car cette période reste le symbole d'un espoir politique disparu et pourtant incroyablement sincère.

Didier Lestrade est sur Twitter.