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Music

« Eat That Question » est le film le plus intense et radical jamais réalisé sur Frank Zappa

Le réalisateur Thorsen Schütte et les enfants du musicien, Dweezil et Moon Unit, nous parlent de l'incroyable documentaire qui sera diffusé à la rentrée à l'Étrange Festival.

Le 24 juin 2016, le documentaire du réalisateur allemand Thorsen Schütte a été présenté à New-York et Los Angeles, quelques mois après sa projection initiale au festival de Sundance - qui fut couronnée de critiques dithyrambiques. Un documentaire sur lequel Schütte a travaillé pendant de longues années, après avoir reçu en 2008 le soutien de Gail, la veuve de Frank Zappa. Décédé en 1993 à l'âge de 52 ans, Frank Zappa, est entré dans l'Histoire comme l'un des musiciens les plus étranges et fantasques de sa génération ; mais c'est avant tout du compositeur hors-normes que Schütte a voulu parler dans son film, Eat That Question : Frank Zappa in His Own Words, intégralement constitué d'entretiens originaux et d'archives d'interviews et de concerts, couvrant les 25 ans de sa carrière. Malgré le décès malheureux de Gail en octobre, à l'âge de 70 ans, et de nombreuses tensions internes au sein du clan Zappa, le réalisateur a pu bénéficier de l'implication des enfants du musicien.

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Le but initial de Schütte était de donner l'impression aux spectateurs d'avoir une conversation avec Zappa. La décision de faire un film dénué de narration était délibérée, mais représentait toutefois un défi. Alors qu'il était occupé à trier des heures et des heures d'archives, le réalisateur s'est rendu compte que la meilleure manière de faire hommage à Zappa serait tout simplement de lui laisser la parole. Schütte a réussi à construire un véritable récit ainsi qu'un parfait aperçu de la carrière du musicien au travers de ses humeurs, de ses expressions et de ses mouvements. Rompant avec la tradition et évitant les clichés et routines habituelles du film documentaire, comme les montages haletants et les témoignages face caméra, il a utilisé des passages à la télé, des extraits radios, des images, et toute sorte d'autres sources pour en faire un portrait de Zappa à l'état brut.

Selon une des filles de Zappa, Moon Unit, ce montage a « permis d'instaurer une véritable intimité » entre son père et le spectateur. « C'est direct, sans filtre. » Un sentiment que partage son frère Dweezil Zappa, même s'il s'est senti un peu exclu du projet : « Je n'ai rien eu à voir avec ce film. Je ne savais même pas qu'il existait il y a encore quelques mois, il n'y a pas de réelle communication entre le Zappa Family Trust [partie de la famille qui administre l'héritage de Zappa] et ma soeur Moon et moi. Ceci dit, c'est un grand film. C'est une opportunité rare pour les gens que d'avoir ce sentiment d'être assis dans une pièce, en train de parler avec mon père. » L'interprétation et l'approche stylistique de Schütte s'avèrent finalement assez proches de la vision et de la façon de faire de Zappa. Il a refusé d'utiliser des images du Vietnam, du Women Liberation Mouvement [front de libération des femmes] et de télévangélistes. Il n'a pas non plus eu recours à l'illustration, ni aux légendes ; vous ne verrez pas « Stockholm '67 » ou « Berlin '68 » apparaître au milieu de l'écran.

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« On s'est dit, merde, laissons ça aux spectateurs », explique Schütte. « Ceux qui ont grandi avec sauront. Les autres s'orienteront tout seuls, ou ils feront des recherches, c'est bien de laisser planer un certain mystère, et de ne pas prendre tout le monde par la main. » En se tournant vers Moon, Schütte ajoute : « C'est ce que ton père disait toujours, il faut respecter le public, ils peuvent réfléchir tout seuls. »

« Réfléchir par soi-même », voilà un point important pour Schütte, qui était à la fois excité et intimidé à l'idée de se lancer dans ce projet. Le film s'ouvre d'ailleurs sur des images de Zappa affirmant que le concept d'interview est « la chose la plus anormale qui soit », et que personne ne comprend tout à fait qui il est vraiment. À la fin du film, Zappa conclut qu'il ne veut pas que les gens se souviennent de lui. « Ce sont deux moments où, en tant que réalisateur, je me suis dit : 'putain, mais pourquoi je suis entrain de faire ça ? », dit Schütte en riant. « C'est tellement dur, mais il y a tellement de choses à explorer, entre ces deux déclarations. »

Et c'est un euphémisme. L'étendue et la profondeur de la carrière de Zappa font qu'elle est impossible à résumer en un seul film. Pendant des décennies, Zappa a continué à repousser les limites de sa créativité, notamment dans le domaines des arts audiovisuels, s'assurant définitivement une place dans l'Histoire. Au rayon gratifications, notons qu'il a été introduit au Rock & Roll Hall of Fame deux ans après sa mort, et que deux ans plus tard, les Grammys lui ont décerné le « Grammy Lifetime Achievement Award », récompense qu'il partage avec, entre autres, Elvis Presley, Duke Ellington et Ella Fitzgerald. Il continue à être honoré de manière posthume aujourd'hui comme un pionnier à la versatilité unique. Mais Eat That Question n'est ni une liste de titre honorifiques, ni un cours d'Histoire. Il s'agit plutôt d'une étude de personnage.

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Le film montre Zappa comme un homme qui excelle dans le commentaire social, dans un style à la fois direct, subtil et mordant. On le voit comme un opposant farouche à l'establishment, à la société de consommation et à la censure. Mais plus que tout autre chose, Eat That Question fait le portrait de Zappa, l'homme. Si beaucoup le connaissent par sa nature subversive, par l'image fantasque qu'en ont donné les médias, ou par ses textes absurdes et surréalistes, Schütte s'est, lui, fixé comme objectif de montrer un aspect du musicien dont peu de gens connaissent l'existence.

« Beaucoup de gens le voient comme un guitar-hero ou une rock star, mais lui se considérait comme un compositeur », explique Schütte. « Pour moi, c'est un des compositeurs majeurs du XXe siècle. » Dans Eat That Question, Zappa fait non seulement état d'une vision du monde bien précise, mais on le montre également comme un véritable bourreau de travail, obsédé par les détails et le timing, n'arrêtant jamais d'enrichir son catalogue de sons et de techniques. Parallèlement à toutes ses piques discrètes aux journalistes, on découvre un homme incroyablement méticuleux – torse nu, cigarette aux lèvres – qui utilise une lame de rasoir pour découper des sections sur ses partitions et paufiner ses arrangements. Commandant en chef de la furie scènique, Zappa ne prenait pas de drogue, et blâmait les membres de son groupe s'ils y avaient recours en tournée. Dans une interview, il confirme n'avoir jamais pris d'acide, ni de n'avoir jamais eu de « révélations cosmiques » grâce à la drogue. Avec son rythme de travail éreintant, il n'avait tout de façon pas le temps pour ces conneries ; certaines années, il pouvait sortir jusqu'à 5 albums, et à la fin de sa vie, il considérait qu'une journée de travail de neuf heures n'était pas satisfaisante.

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C'est peut-être sa sagesse, comme l'avance Dweezil, qui a permis à Zappa de faire se fusionner ses compositions sophistiquées avec des éléments absurdes. Le langage était l'un de ses plus grands outils. Dans Eat That Question, il s'intéresse au concept de « gros mots », affirmant que le pouvoir qu'on confère aux mots vient de la religion ou du gouvernement, et que les gens se font tout simplement avoir.

« Il adorait les mots », confirme Moon, faisant référence au fait que le nom de son frère, Dweezil, est celui que Zappa donnait à un orteil de leur mère. « C'était comme un charpentier avec ses outils. » Schütte acquiesce, en profitant pour évoquer la manière dont Frank s'est inspiré d'une pub à la télé pour créer « Saint Alphonzo's Pancake Breakfast », sans parler de son obsession pour les langues allemandes et néerlandaises, et son utilisation ludique des onomatopées dans des chansons comme « Stick It Out ». Il ajoute : « Il explorait autant les possibilités du son que celles du langage et de la vidéo. »

« Il possédait une conscience des choses », explique Dweezil, à propos des entretiens de son père. « Une certaine capacité à examiner et juger une situation, et à fournir un commentaire parfaitement clair, sans jamais passer plus d'une seconde à former son opinion. Peu de gens ont ce degré c'éveil, cet automatisme - c'est tellement rare. »

L'énergie qui habitait la pièce pendant un entretien avec Frank Zappa était incroyable. « Il avait toujours le dessus, d'une manière étrange et subversive », explique Dweezil en riant. « Il ne donnait jamais d'interviews pour se faire de la publicité, donc il n'était pas du genre à essayer de satisfaire les gens juste pour passer à la télé ou à la radio. C'était plutôt du genre 'Mais vous voulez quoi bordel?!' »

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Même lorsqu'il semblait mécontent de son interlocuteur, Zappa restait cool et respectueux. Après tout, c'était un type raisonnable et malin. Il était également doté d'une mémoire incroyable ; c'était le genre de gars qui pouvait jeter un oeil sur une liste d'enregistrements et, à partir de la ville et l'année, vous parler des particularités de la salle et son acoustique. « Il se rappellerait sûrement de chacune des interviews qu'il a pu faire », pense Dweezil. « Il serait capable de se marrer en revivant certains moments gênants. »

Même si Zappa était un intellectuel, il n'était jamais méprisant. « Bien qu'il était conscient de sa supériorité dans son domaine, il avait un énorme sens de l'auto-dérision », explique Dweezil. « Ça ne l'a jamais intéressé, que les gens tombent en pâmoison devant son travail. » Il n'était pas non plus à l'aise avec l'idée d'être célébre, déclarant un jour « Je suis célèbre, mais la plupart des gens ne savent pas ce que je fais. C'est un succès purement commercial. »

Le respect profond qu'il avait pour le professionnalisme augmentait encore lorsqu'il s'agissait de musiciens et d'artistes. « S'il croisait un mec qui jouait du piano dans un hôtel, et qu'il le trouvait bon, il allait le voir pour le féliciter », raconte Dweezil. « Il savait à quel point il était difficile d'être musicien. » Dans une interview qui figure dans le film, Frank écarte l'idée qu'il était commun de réussir à gagner sa vie aux États-Unis en tant que compositeur, et affirme qu'à moins d'être sous le joug d'une marque comme Coca-Cola, les musiciens étaient considérés comme des sous-merdes. Il reprochait à l'Amérique de n'accorder qu'une faible valeur à l'art, affirmant « L'Amérique voit ça comme de la merde en boîte. Nous sommes stupides. Au niveau international, culturellement nous ne sommes rien. » Levi's, les hamburgers et la bombe à neutron : tout cela ne signifiait rien t à ses yeux. « Un pays ne devrait pas exister s'il n'est pas capable de produire de la culture sur le long terme », concluait-il, catégorique.

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Plus le film avance, plus il est clair que c'est la valeur que Zappa accordait à l'art qui a motivé sa prise de position ferme contre la censure, sur un plan très global. Dans un extrait datant de ses débuts, un journaliste le qualifie de rebelle politique. Il se moque : « N'est-ce pas étrange, ces fantasmes qu'ont les gens ? » Avec le recul, tout dépend de la manière dont on prend les choses. Il était contre l'establishment, contre la religion, et considérait toute idéologie politique unilatérale comme fasciste. Il a refusé de jouer pour le Pape comme pour le parti communiste, s'employant activement à empêcher la récupération politique de sa musique. Mais le temps passant, il s'engagea de plus en plus contre la censure, dans la mesure où sa carrière en était fréquemment affectée : MGM Records avait censuré la version définitive de son troisième album, We're Only in In for the Money, et la salle historique de Londres, le Royal Albert Hall, avait interdit un de ces concerts en 1971 pour obscénité, ce qui avait jeté un froid entre lui et la Reine.

« Il s'agit de liberté d'expression, mais il s'agit aussi de n'avoir aucune entrave à la création», explique Schütte. « La logique des choses était d'aller ensuite à Washington DC », raconte Moon. « C'était tout lui, il n'était pas du genre à baisser les bras et encaisser. Et en faisant ça, il protégait vos droits également. » En 1985, Zappa, accompagné de Dee Snider et John Denver, part défendre ses convictions devant le Congrès et attaquer la réglementation américaine sur la musique, tout en ridiculisant la sénatrice Paula Hawkins au passage. Cette fois-ci, sa propre musique n'était même pas visée, les cibles étant des chansons d'Ozzy Osbourne et Prince, entre autres.

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Il devint sans conteste le plus grand tenant de la liberté d'expression dans la musique moderne, enchainant les talk shows et endossant le rôle d'intermédiaire culturel à Prague. Moon poursuit : « Il ne laissait pas la peur devenir un obstacle. Mais ça a du être tellement frustrant. Qu'est-ce qui se serait passé, si personne ne l'avait empêché ? S'il n'avait pas perdu son temps avec tout ça, il aurait pu aller encore plus loin. » Chose difficile à imaginer, quand on considère qu'il a sorti 62 albums de son vivant, et que 40 ont été publiés à titre posthume. Mais il est peut-être logique que quelqu'un d'à ce point créatif s'irrite de la moindre distraction.

« Pendant toute sa vie, il a constamment repoussé ses limites », explique Dweezil. « Quand tu essaies à tout prix d'achever quelque chose, ça devient vraiment usant. Arrivé à un certain point, il était frustré et parlait d'emporter toutes ses bandes dans le désert et d'y mettre le feu. »

Bien qu'à travers le film, on découvre les différentes facettes de Zappa, celle du Zappa père de famille est totalement en retrait – une décision que Schütte avait annoncé dès le début. Mais à la fin du film, cet aspect plus vulnérable finit par se dévoiler. « Nous l'aimions, qu'il soit là ou pas », dit Moon. « Mais nous aurions préféré qu'il soit à la maison. »

Ce n'est qu'à la fin de sa vie que Zappa et sa famille commencèrent à partager les moments tant attendus, mais il est alors déjà atteint d'un cancer de la prostate. « Nous avions un minuscule chat siamois » se souvient Moon. « Il pesait 500g, ou 1kg, et à la fin de sa vie, il n'arrivait même plus à supporter son poids sur sa poitrine. C'est très douloureux de revoir ces derniers instants. Il était tellement malade. C'est terrible. Rien que d'y penser, c'est déchirant. »

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À n'en pas douter, le sommet émotionnel d'Eat That Question est l'interview de Zappa en 1993, pour le Today Show, dans laquelle on le voit s'assoir, fumer une cigarette, puis reconnaître qu'il ne va pas bien. Ce sont des images pénibles, mais Zappa dégage toujours cette sensation de confiance. « La plupart des gens ne sont pas forcément amenés à être sous le feu des projecteurs », explique Dweezil. « Le simple fait que les gens disaient que cela pourrait être sa dernière interview faisait qu'il était très conscient de tout ça. C'est difficile à regarder, mais il n'avait aucun regret quant à la manière dont il avait mené sa vie. Et la vie n'est qu'une question de réaction aux circonstances, et il avait toujours su s'adapter, mais à ce point, son corps ne lui permettait plus. Tout le monde y est confronté à un moment donné de sa vie, mais on ne demande pas à tout le monde son avis sur la question dans une interview. »

Quand on lui a demandé, à l'époque, comment il voulait que les gens se souviennent de lui, Zappa a répondu : « Ça n'a aucune importance, que les gens se souviennent de toi. Les seuls que ça intéresse, ce sont des gens comme Reagan ou Bush… Ils dépensent énormément d'argent et font tout un tas de choses, dans le seul but de laisser un souvenir impérissable. » Le journaliste a alors enchaîné : « Et Frank Zappa ? » Et il a tout simplement répondu : « Je m'en fous. »

« Il faut comprendre qu'au moment où on lui pose la question, il est malade, et il a d'autres soucis », explique Schütte. « C'était quelqu'un qui vivait dans le présent. Il savait qu'il n'allait rien obtenir de plus après sa mort. Mis si tu prêtes attention au soin qu'il a mis dans la préservation de ses enregistrements, et au fait que ses héros étaient des gens comme Igor Stravinsky et Karlheinz Stockhausen, tu comprends qu'il savait pertinemment que sa musique continuerait de vivre après sa mort. »

C'est un sentiment que Dweezil, qui continue de jouer les chansons de son père sur scène, partage ouvertement. « D'une certaine façon, je n'accepte pas cette réponse qu'il a donnée, et c'est pour ça que je continue à jouer sa musique », dit-il. « J'aimerais que les gens découvrent sa musique, je ne veux pas qu'elle disparaisse comme ça. Ce n'est pas parce que ça rapporte de l'argent, c'est parce que j'admire profondément ce qu'il a fait. Il parlait de culture, et de ce qui est déterminant pour avancer. Ce n'est pas un jean de créateur ; c'est la créativité issue de l'esprit de quelqu'un. Pour moi, ça vaut le coup d'être préservé. »

Il semble donc tout à fait logique que cet ultime entretien soit également un doigt d'honneur final aux politiciens conservateurs, une grande révérence existentielle à la limite du nihilisme. Une sortie dans le plus pur style Zappa. Moon le considère comme son cadeau d'adieu. « Son dernier acte de générosité a été de nous rappeler de rester concentrés sur ce qui importe vraiment », dit-elle. « C'est sa dernière demande à ses contemporains : interrogez-vous sur ce qu'il se passe autour de vous, sur votre propre contribution à ce monde, et sur le degré de contrôle que vous désirez exercer sur sa propre vie. C'est une invitation à vivre, à destination des vivants. »

Vous pouvez gagner des DVD du documentaire en vous inscrivant juste en dessous :

Derek Scancarelli est sur Twitter.