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Music

Grandeur et décadence du « bush doof »

Depuis 1992, l'Australie s'est fait une spécialité de ces raves sauvages mêlant techno, psychotropes et harmonie spirituelle en plein coeur du bush.

Laisser aller son corps et son esprit sur de la psytrance balancée à 140db au beau milieu d’une forêt n’est pas propre à l’Australie, mais il n’y a certainement rien de plus australien que le concept local du « bush doof ». Si l'histoire du phénomène reste difficilement cernable et pourrait donner lieu à de nombreuses interprétations, il ne sera question ici que de certains stades de son évolution.

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Les raves partagent toutes un ancêtre commun : Woodstock, le gargantuesque festival qui a réuni en 1969 plus de 400,000 personnes, marquant un tournant de la culture hippie. Au milieu des années 80, ont suivi le Burning Man et les fêtes de trance psychédélique à Goa, qui ont incité les australiens à organiser leurs propres raves, plus petites, plus DIY. Le début des années 90 a été témoin de la montée des terra-ists, une appellation générique pour toutes les personnes qui gravitaient autour de la scène techno australienne. Parmi elles, on trouvait le crew Circus Vibe Tribe établi à Sydney ainsi que le collectif de musiciens et d’artistes Electric Tipi basé à Nimbin. Fondé en 1992, Electric Tipi organisait des concerts et des évènements artistiques à l’intérieur de tipis entre Lismore et Byron Bay. Certaines existent encore aujourd’hui, et chaque année le Tipi Forest est hissé pour le festival Splendour in the Grass.

C’est aussi vers 1992, que le terme « doof » a été utilisé pour la première fois. À en croire la légende, un raver de Sydney organisait une fête chez lui quand un voisin est venu sonner à sa porte, lui demandeant d’une manière plus qu’approximative, qu’était le « doof » qu’il entendait. Depuis, ce mot est resté.

On doit l’étape suivante dans l’évolution du « doof » à un type nommé Spiro Boursine. Comme il se plaît à le raconter, Spiro a développé le « doof » moderne, après un voyage en Grande-Bretagne. Si c’est certainement en partie vrai, il faut également noter que Spiro ne fait pas l’unanimité et que beaucoup se méfient de son sens aiguisé des affaires. Mais il ne fait aucun doute que son festival, Earthcore, était l’un des premiers que l’Australie ait connu.

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En 1992, durant un séjour en Angleterre, il assiste à une free party organisée dans un entrepôt par le collectif anglais Spiral Tribe. Suite à l’explosion de l’acid house en 1988, le collectif Spiral Tribe a commencé à organiser des soirées en pleine nature. L’Australie n’a pas été épargnée par cette vague, mais Spiral Tribe était l’une des figures du genre, dotée de 8 membres et d’un son brut et psychédélique aisément reconnaissable. Spiro voit dans leur techno primaire un signe de Dieu.

À son retour en Australie, en 1993, Spiro organise une rave marquée par le style de Spiral Tribe dans une carrière à proximité de la forêt de Toolangi. Encore étudiant en marketing, il avait fait passé l’organisation de cette fête comme un travail universitaire qu’il avait intitulé Mystic Madness. « J’ai importé la rave, telle qu’elle était organisée en Angleterre dans des entrepôts désaffectés, en plein bush australien. » Il a malheureusement raté son examen, son chargé d’étude ayant considéré que l’évènement n’était « pas viable ».

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Une des premières éditions de Earthcore - Photo : Spiro Boursine

Six semaines plus tard, Spiro organise une nouvelle fête à Toolangi, mais cette fois au beau milieu de la forêt. Earthcore était né. Même si ce n’était pas la seule doof de l’époque, il a apporté la matière qu’il manquait à la scène pour exploser. Les premières éditions de Earthdream, Dragonflight, Earthstomp et le Technofest ont suivi, ainsi que le festival du Rainbow Serpent organisé pour la première fois en 1997. A cette époque, Earthcore rameutait chaque année près de 12,000 personnes.

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Ceux qui l’ont vécu le savent, le milieu des années 90 a fait les grandes heures du doof. Kristian Hatton est un DJ de Melbourne et le rédacteur du magazine EDM, Harp Media. Selon lui, les premières doofs étaient une « expérimentation spirituelle complètement dingue, dans laquelle se mélangeaient musique et lumières… Ce n’était pas forcément confortable, mais les participants découvraient une population marginale, qui vivait leur vie telle qu'ils l'avaient décidé. »

Rachel, une amie, a elle aussi a connu cette époque. Elle se rappelle être tombée sur une affiche pour un doof alors qu’elle était en club aux alentours de 1994. Elle s’y est finalement pointée avec sa soeur, et comme elle me l’a expliqué, elle n’a depuis jamais rien vu de pareil. « Il devait y avoir entre 3000 et 4000 personnes présentes, c’était génial. C’est incomparable. Je crois que c’est la meilleure doof que j’ai jamais faite »

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Rainbow Serpent, 2011 - Photo : Francesco Vicenzi

De plus en plus de doofs étaient organisées, ramenant toujours plus de personnes. Rachel se souvient de la tournure prise par les évènements. « J’ai fait pas mal de doofs louches au milieu des années 90. Ils en organisaient parfois en plein hiver, avec seulement 200 personnes. De plus en plus de drogues ont aussi fait leur apparition. » Selon elle, c’est à partir de ce moment-là que les ravers ont troqué les drogues hallucinogènes pour des amphétamines. « Je n’ai rien contre la drogue, mais je pense que c’est le genre de drogues qui a induit la violence, les vols de tentes et la saleté dans les endroits où les doofs avaient lieu. »

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Earthcore n’a cessé de grandir jusqu’au début des années 2000, de plus en plus de personnes se pointaient chaque année et le festival n’a jamais connu de plus grosse édition qu’à l’aube du nouveau millénaire. En réalité, les billets pour les sept jours de festival peinaient à se vendre et Earthcore a perdu près de 5 millions de dollars. Spiro se rappelle « on a essayé de suivre les tendances et ça nous a niqué. On a perdu beaucoup de participants, les gens ne voulaient plus célébrer la nouvelle année pendant toute une semaine. Il voulait uniquement fêter le 1er janvier. »

En effet, de plus en plus de festivals organisés sur une journée se sont développés les années suivantes, comme Summerdayz et Field Day. Les années 2001 et 2002 ont été marquées par un désintérêt pour les doofs alors qu’on assistait à un revival du hip-hop et du punk et à la montée du néo-metal.

Puis, doucement, les doofs ont regagné en popularité. En 2006, Earthcore a connu sa plus grosse édition à ce jour et en 2007, deux nouveaux festivals, le Maitreya et Dragon Dreaming ont fait leur apparition. Ils ne survivront pourtant pas à la crise économique mondiale de 2008. Proche de la faillite, Spiro a mis Earthcore en hiatus jusque 2013.

Pourtant, beaucoup pensent que ces dernières années font partie des meilleures années que le doof ait connu. On assiste à un revival, tout du moins commercial, de la scène depuis 2008. De nombreux évènements inspirés de Woodstock, autrefois illégaux, se sont aujourd'hui déplacés dans des propriétés privées.

Pour Spiro, les ventes de tickets de doof ne suivent pas l’intérêt récent que portent les médias au phénomène. « Les gens ne s’en rendent pas compte, mais les doofs en Australie sont bien moins intenses qu’elles ne l’ont été par le passé. » explique t’il, avec une pointe de tristesse. « C’est un cycle, comme pour tout. Les doofs vont revivre puis s’éteindre à nouveau. C’est comme ça que ça fonctionne ».

Selon Rachel, ce n’est pas une mauvaise chose. Elle estime que les plus petits festivals comme Yemaya et Maitreya sont plus en accord avec l’idéologie. Quand je lui ai demandé à quelle idéologie elle faisait référence, elle s’est montrée hésitante. « Il y a quelque chose de beau dans l’idée de faire la fête dans la nature, sous psychotropes, en harmonie spirituelle. » dit-elle. « C’est quelque chose de très australien, faire la fête dehors et non en club c’est un truc spécial, qui a du sens ».