FYI.

This story is over 5 years old.

Music

Derf Backderf a écrit une BD géniale sur la scène punk d'Akron, Ohio

« Il n’y avait plus personne, les magasins étaient vides, les usines fermées, et « Ain’t It Fun? » des Dead Boys était l’hymne de cette apocalypse. »

« The Bank » dépasse d’une demi-douzaine d’étages le reste des bâtiments de South Main Street, l’ancienne rue centrale d’Akron, Ohio, laissée à l’abandon dans les années 60 et où les seules traces de vie se résument désormais aux néons fatigués des sex shops et à quelques débits de boisson miteux. La banque désaffectée a été convertie en mecque du punk, et ce soir, c’est Klaus Nomi qui est à l'affiche. Les colonnes en marbre contrastent avec le sol gluant, et les lustres Art Déco en ruines éclairent un public où se mêlent ouvriers et étudiants. Je connais le lieu comme ma poche, et pourtant, je n’y ai jamais mis les pieds. Derf Backderf, par contre, y est passé quelques fois entre la fin des années 70 et le début des eighties, et en a recrée l’ambiance dans sa BD Punk Rock et Mobile Homes, traduite il y a peu en français.

Publicité

Son livre raconte l’ascension musicale d’Otto (dit « Le Baron »), loser génial, excentrique et bordéliquement proportionné. Membre de la fanfare de l’école et grand adorateur de Tolkien, il finit par trainer avec les Ramones et se produire avec son propre groupe à The Bank, la principale salle punk de la ville que l’on appelait alors « la nouvelle Liverpool ». Derf Backderf dépeint une scène, une époque et une génération dans une fiction presque documentaire, totalement hystérique et pourtant extrêmement réaliste. J’ai contacté Backderf pour qu’il me parle de sa jeunesse à Akron, de l’avènement de la scène musicale dans cette ville surtout connue pour ses pneus, et de comment les Black Keys se sont retrouvés à un concert de vieux punks.

Noisey : Tu as vécu à Akron, c’était comment de grandir dans cette ville ?
Derf Backderf : Ce dont je me rappelle surtout, c’était que je m’ennuyais à mourir. Il n’y avait rien à faire. Zoner au centre commercial, aller voir un film, zoner avec des potes… S’il n’y avait pas eu le punk rock, je serais devenu fou.

Quand j’étais gamin et que les usines tournaient encore jour et nuit, j'avais l'impression qu’Akron était la plus grande ville du monde. C’était compréhensible, vu que je n’avais jamais été ailleurs, mais le centre-ville était vraiment un endroit animé. Les trottoirs étaient bondés, les rues pleines de voitures et de bus. Cinq ans plus tard, c’est comme si quelqu’un avait lâché une bombe à neutrons dans Main Street. Il n’y avait plus personne, tous les magasins étaient vides, les usines fermées. « Ain’t It Fun ? » des Dead Boys était un peu l’hymne de cette apocalypse.

Publicité

Mais c’est une ville qui génère une loyauté étrange et passionnée. Je connais beaucoup, beaucoup de gens qui n’auraient jamais voulu vivre ailleurs, même aujourd’hui, alors que la ville est économiquement morte et qu'elle a perdu 50 % de sa population depuis 1980. Je n’arrive pas à l’expliquer. Moi, j’avais tellement hâte de me tirer de là !

Comment t'es tu retrouvé dans la scène punk ? Est-ce que tu étais toi-même musicien, ou un truc dans le genre ?
Non, je n’ai aucun talent musical. J’ai découvert la musique underground grâce au magazine CREEM, principalement via les articles de Lester Bangs. C’était bien avant Internet évidemment, et si tu vivais en dehors de New York ou L.A., tu étais totalement coupé de tout ça. Mais j’achetais CREEM tous les mois et je me procurais les albums dont Bangs parlait. Akron n’avait pas de bons magasins de disques, mais Cleveland oui, du coup avec un pote, on allait y faire des pèlerinages et on faisait nos réserves. C’est pour ça que j’avais besoin de mettre Lester dans l’histoire.

C’était ça, le punk. Quelques centaines de hipsters éclairés dans chaque ville, qui s’échangeaient des disques et des cassettes. Ce n’est jamais devenu beaucoup plus grand que ça aux Etats-Unis. 95 % des gamins écoutaient Springsteen, les Eagles ou Styx. Ils détestaient le punk. Les stations radio n’en passaient pas, les salles de concerts n’accueillaient pas ces groupes, et les magasins de disques ne vendaient pas leurs albums.

Publicité

La première fois que j’ai entendu du punk, c’était un disque des Ramones, en 1976. J’avais 15 ans. Pui, j’ai entendu ces rumeurs à propos de ces groupes bizarres qui jouaient à Akron, comme Devo. Malheureusement, j’étais trop jeune pour entrer dans ces clubs.

La première salle punk de la ville a été The Crypt. C’était au sous-sol d’un vieux bâtiment, près de l’usine Goodyear. C’était un bar où allaient les ouvriers, mais les fabricants de pneus se sont mis à virer les travailleurs pour déménager dans le Sud, histoire d’échapper aux syndicats. Devo et un ou deux autres groupes cherchaient un endroit où jouer ; ils sont allés voir le propriétaire pour savoir s’il était possible d’y jouer quelques soirs par semaine, en lui assurant qu’il y gagnerait au moins 500 dollars en ventes d’alcool. Le proprio voulait passer sa retraite en Floride, du coup il leur a juste donné les clefs et le bar était à eux ! Un an plus tard, The Crypt était devenu un temple du punk rock, même si le public se limitait à 30 personnes, principalement des amis et d’autres groupes.

A la fin de l’année 1977, tous ces groupes pionniers – Devo, les Cramps, les Dead Boys, Chrissie Hynde, etc. – sont partis chercher la gloire et la fortune, et The Crypt a fermé ses portes. Pourtant, à cette période, l’endroit était plein à craquer tous les week-ends et une douzaine de nouveaux groupes s’étaient formés. Ils sont allés trouver le gérant de The Bank, qui, crois-le ou non, était à la base un club de jazz. Il les a laissé jouer dans l’ancienne banque, les soirs où c’était tranquille pour lui. Un groupe punk remplissait l’endroit avec 200 personnes, alors que pour les soirées jazz, il y avait à peine 20 personnes, donc c’est vite devenu un club punk. C’était un endroit bien plus grand et plus beau que The Crypt. À l’époque, j’avais 18 ans, je pouvais enfin y entrer. Et j’ai adoré ce que j’y ai entendu.

Publicité

Comment t’es venue l’idée de ce livre ?
Je voulais écrire une fiction, chose que je n’avais encore jamais fait auparavant. Le personnage d’Otto m’est venu comme ça. Je ne sais pas comment. Il s’est juste matérialisé, presque entièrement formé. Quand tu démarres avec un personnage comme celui-là, les scènes s’écrivent d’elles-mêmes. Tu penses juste à une situation, tu jettes Otto dedans et l’histoire se fait toute seule. C’est génial!

Mais tout ce que j’avais, c’était cet excellent personnage et quelques scènes marrantes. Je n’avais pas de récit à proprement dit, pas de fil conducteur, ou de climax. Je n’avais pas d’histoire du tout. Ça m’a frustré et j’ai mis le projet de côté pendant un moment.

Quelques mois plus tard, j’ai participé à un concert de charité à Akron. Deux vieux musiciens punks de là-bas avaient des soucis de santé, et aux Etats-Unis, ça peut être horriblement cher vu que notre système de santé craint pas mal. Du coup, tous ces anciens groupes punk se sont reformés – certains n’avaient pas joués ensemble depuis 25 ans – pour lever des fonds. Je connaissais un bon paquet de ces gars, et je leur ai donc proposé de dessiner l’affiche et un T-shirt. Le bouche-à-oreille aidant, d’autres groupes ont voulu venir jouer. Très vite, on s'est retrouvés à organiser DEUX concerts sur un week-end, et les Black Keys ont proposé de devenir la tête d’affiche. Les deux concerts ont été sold-out immédiatement. J’étais là tout le week-end, à signer des posters et à profiter du show et de l’ambiance. Ils avaient tous horriblement vieillis, mais c’était comme revenir au temps de ce club punk légendaire. L’excitation, la musique, la camaraderie, c’était incroyable. Et alors que je roulais pour rentrer chez moi, c’est venu comme un flash. Évidemment ! Il fallait que je balance Otto dans la scène punk de l'époque ! Ç a tellement bien marché que j’ai écrit le livre en une semaine.

Publicité

Punk Rock et Mobiles Homes, c'était une façon de rendre hommage à la scène musicale d’Akron -qui n’a pas été très documentée ?
Encore une fois, tout cela s’est passé bien avant Internet. Il n’y avait aucune façon de se faire connaître. Et Akron, c'était le bout du monde. À New-York, au CBGB et au Max, il pouvait y avoir 200 personnes dans le public, mais tout le monde était écrivain, photographe ou vidéaste. TOUT était enregistré. À Akron, il y avait aussi 200 personnes, mais c’était des ouvriers et des étudiants. J’étais éboueur à l’époque ! Rien n’était documenté. Il n’y a presque aucune vidéo. Il n’y a même pas beaucoup de photos. Ça m’a pris un temps fou de trouver des clichés de référence pour dessiner le club. Tous les groupes new-yorkais, même les plus pourris comme Mink DeVille, enregistraient des tonnes de singles et d’albums. Les groupes d’Akron, dont beaucoup valaient bien ceux de New-York, n’avaient presque rien sur vinyle. Ceux qui voulaient sortir des disques ont dû quitter la ville pour New-York ou Los Angeles, comme Devo, les Dead Boys et les Cramps. Si ces groupes étaient restés à Rubber City, ils auraient été condamnés.

Donc ouais, Punk Rock et Mobile Homes est une lettre d’amour à cette période et à cette ville. J’aime raconter des histoires qui n’ont jamais été racontées auparavant. Les gens se rappellent du CBGB, mais personne ne se rappelle de la scène d’Akron. Et vu que rien n’a été documenté, c’était une façon d’écrire l’histoire définitive de cette scène. Dans une B.D., je peux tout recréer. Il n’y a aucune autre forme d’art qui permet de faire ce genre de choses. J’ai dessiné à une livre d’histoires sur cette époque et ce lieu uniques. Les punks d’Akron sont vraiment contents que ce bouquin existe.

Publicité

Pourquoi avoir choisi l’année 1980, précisément ?
Au lieu de 1977, tu veux dire ? Je sais que les historiens disent souvent que le punk est né et mort cette année-là, mais ce n’est pas vrai. 1977, c’était l’année du punk en Angleterre peut-être, mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé aux États-Unis. Le mouvement a débuté en 1974 et a continué à évoluer. Ce dont je me souviens, c’est que 1980 a marqué un pic. Il y avait plus de groupes que jamais, et même les stations de radio commerciales jouaient du punk de temps en temps -à contre-coeur. Le Clash a connu une année formidable. London Calling venait de sortir, et Sandinista! a suivi très vite derrière. Les Pretenders ont sorti leur premier album, X ont sorti Los Angeles, les Talking Heads sont revenus avec Remain in Light. The Jam, Devo, les Specials, Stiff, Little Fingers, les Ramones, Public image Ltd… Ils ont tous sorti à ce moment-là des albums qui sont devenus des classiques. Le mouvement No Wave du Lower East Side a décollé, ce qui a également eu un impact considérable sur la musique. Les Replacements, Husker Du et les Mekons venaient de se former… Ça a été une année incroyable. Quand je repense à cette époque, 1980 sort du lot.

En quoi est-ce qu'Otto te ressemble ?
Otto est mon opposé. Il n’a peur de rien, et même s’il garde des cicatrices des années où on le harcelait à l'école, il se fout de ce que les autres pensent de lui et il est persuadé qu'il est destiné à devenir un mec super important. Je n’étais rien de tout cela.

Pourquoi voulais-tu qu’il croise le chemin de Joe Strummer ou de Wendy O. Williams ?
C’était une décision purement commerciale. Personne ne se serait intéressé aux groupes inconnus d’Akron qui n’ont enregistré aucun disque. C'est dommage, parce que ces groupes étaient brillants, et que les générations suivantes ne sont d'ailleurs pas parvenues à les dépasser en termes de succès. Ce qui est dingue, c’est que ces groupes avaient un public bien plus large que Devo ou les Dead Boys, alors qu’ils étaient toujours à Akron ! Mais j’y ai réfléchi et j’ai préféré donner au lecteur des groupes qu’il reconnaitrait. Quel est l’intérêt d’écrire un livre si personne ne veut le lire ? Du coup j’ai mis les Clash et les Ramones entre les mains des lecteurs et je leur ai donné en même temps Akron, Ohio !

Les concerts du livre sont tous basés sur des shows que j’ai vus, mais très peu d’entre eux ont vraiment eu lieu à The Bank. C’est inventé. J’avais déjà quitté Akron en 1980 ; mes années punk, je les ai passées dans d’autres villes. Le concert des Plasmatics s’est passé à Cleveland. C’est là que Wendy O a été arrêtée. Clash ont joué à Akron, mais dans un vieux cinéma à quelques pâtés de maisons de The Bank. Le truc marrant, c’est que beaucoup de fans pensent que ce sont de vrais concerts. J’ai des gens qui me disent « Oh ouais, j’ai vu le Clash à The Bank. C’est exactement comme ça que ça s’est passé ! », et je dois leur dire « Non mec, tu n’y étais pas ! » J’ai même rencontré un type qui insistait pour dire qu’il connaissait Otto et qu’il avait vu son groupe jouer !

C’est complètement fou. Mais du coup, est-ce que le mouvement punk a eu une influence sur ton travail graphique ?
Pas tellement. J’étais trop jeune. À l’époque, j’apprenais à dessiner et mes comics étaient assez mainstream. Ce n’est qu’à la fin des années 80 que mon travail a commencé à refléter la musique que j’écoutais. J’ai toujours décrit mon travail comme de « l’expressionnisme post-punk ».

La musique représente-t-elle toujours une part importante de ta vie ? Est-ce que tu pourrais, par exemple, écrire et dessiner un autre livre sur la musique ?
J'écris en ce moment la suite de Punk Rock et Mobile Homes. Ça s’appellera The Baron of Prospect Avenue, et ça sortira sous forme de web-comics. Mais c’est un prétexte pour travailler à nouveau avec Otto. C’est un personnage tellement génial. J’écoute de la musique quand je dessine. Je l’ai toujours fait. Donc ouais, ça reste important. Punk Rock et Mobile Homes est disponible depuis février aux éditions Ça et Là. Vous pouvez en lire les 15 premières pages sur le site de Derf Backderf. Elisabeth Debourse est l'unique stagiaire de Noisey France. Elle défonce suffisament pour qu'on ait pas à en prendre d'autres. Elle est sur Twitter - @ElisDe