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Big White T-Shirts : Cam'ron ou l'Art d'en avoir rien à foutre

Cam'ron parle un charabia de pasteur pentecôtiste et se vante de porter les sneakers les plus cool même si elles lui niquent les pieds.

Vers une minute trente environ, dans le clip de « Dipset (Santana's Town) » (2003), on peut voir Cam'ron, appuyé sur une voiture, vêtu d’un t-shirt blanc de la taille d'une toile de tente 8 places. L'espèce de pochoir fraise-abricot qui orne son t-shirt est en fait une panthère rose accompagnée des lettres KILLLA CAM. Il y a également un « Killa Cam » sur son jean, brodé en diagonale et taillé dans une matière que j’identifierais comme du feutre rose.

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A ses côtés, il y a un mec blanc à l'allure fragile et au cou ridé, avec un bandana rose autour de la taille, et un autre au poignet. Le type porte une chaine si brillante qu'elle en devient quasiment invisible sur une vidéo YouTube en 240 pixels. Il évolue comme si on ne lui avait donné absolument aucune consigne avant le tournage. Cam'ron n’en a pas reçu non plus, mais lui n’en a pas besoin, vu que son attitude consiste systématiquement en un mélange d’indifférence totale et de posture type « et maintenant, tu vas faire quoi ? han ? ». Le mec fume un cigare et joue avec un tas de biftons comme tu manipulerais une couche sale : de manière totalement incommode, avec anxiété et un empressement confinant au désespoir. A un moment, le type blanc regarde par terre et essaie d'imiter la manière dont Cam'ron compte ses billets. Dans cette discipline, Cam'ron est inégalable. Il regarde l'argent comme s'il avait simultanément envie de le féconder et de le tuer. L'autre mate ça comme s'il avait une putain d'indigestion, puis laisse tomber, sourit avec gêne, et regarde ailleurs. Il porte de grosses lunettes de soleil, il nous est donc malheureusement impossible à cet instant précis de voir ses yeux fondre à l'intérieur de son crâne.

Une femme au ventre dénudé entre dans le champ de vision de Cam'ron, danse à moitié, mais il la remarque à peine. Chacun de ses gestes doit être minutieusement étudié et il préfère se concentrer sur les billets.

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Il y a quatre mois, Cam'ron a posté sa première série de vidéos sur Vine. Les clips consistaient principalement en une série de dédicaces, faux flingues à la main, mais se terminaient invariablement par une dispute simulée entre Cam'ron et sa fiancée, Juju. Ils se réconciliaient ensuite en dansant le merengue, Cam'ron changeait alors de tenue sans prévenir et s’enroulait une serviette de bain autour du cou. C'est un moment Cam'ron dans sa plus pure essence : posture voyoucrate, punchline à l'absurdité assumée, et femme dotée d'un postérieur colossal.

Suite à la diffusion de ces clips, Juju a déclaré à propos de Cam : « c'est comme s'il avait 15 secondes d'avance sur tous les autres ». Un constat que l'on peut appliquer à l’ensemble de ses moyens d'expression : couplets, garde-robe, interviews ; personne dans le hip-hop n’est à ce point capable de solliciter ses pouvoirs en permanence. Cam'ron existe en tant que Cam'ron, plus intensément et profondément que vous n’existerez jamais en tant que vous-mêmes.

Pendant que Jay-Z, le mégalithe hip-hop et un temps rival de Cam, s'affichait tout l'été aux côtés de Judd Appatow, de Marina Abramovic et d’une ribambelle de blancs plus ou moins notoires, Cam'ron balançait « Think About It », sur sa mixtape Ghetto Heaven. « Ceux avec qui je trace n’ont pas de nom / Jamais été célèbre, pas même envie d’être connu ». Il enchaîne ses phases à la manière d'un gosse faisant un doigt à son bahut, le dernier jour de classe. Il y a toujours eu chez Cam'ron ce mélange d’arrogance, de menace et de bizarrerie qui se révèle, au final, extrêmement libérateur. Il semble immunisé contre la caricature, parce qu'il a toujours montré qu'il n'avait besoin de personne pour lui servir de miroir ou de faire-valoir. Sur « Killa Cam », un titre de 2004 extrait de Purple Haze, son album le plus brillamment incohérent et surréaliste, il dit en substance que putes et négros devront se lever tôt s’ils espèrent le poisser. C’est comme si chacune de ses apparences, chacun de ses disques, n’existait que pour confirmer cette affirmation. Après tout, à quoi bon simuler un truc que tu ne fais, de toute façon, que pour toi-même ?

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Sa timeline Twitter offre peu d’éléments d’analyse : elle est principalement constituée de retweets d’éloges de ses récents projets par ses fans. Une autre façon de gonfler les narines et de trier ses billets, en somme. Son agent peut être contacté à . L'URL de son site officiel est http://myjigy.ning.com/. Ghetto Heaven a été sa seule sortie en plus d'un an. Si l'on observe sa carrière en détail, il apparaît évident que Cam'ron a presque toujours cherché à éviter la célébrité. Seule la notoriété l'intéresse. Il a été l'un des premiers à faire entrer la phrase « no homo » dans le langage mainstream, alors qu'en même temps, il se baladait avec des manteaux violets et des fourrures que seule une femme de mafioso aurait pu porter. Dans « Leave Me Alone Pt. 2 » sur Purple Haze, il parle d'anéantir le rap game et des bla-blas des groupies. 5 lignes plus tard, il pleure un cousin mort. « Je reste seul et fier. » Tout le monde peut gagner, mais on ne peut pas se souvenir de tous les vainqueurs.

Cam'ron a rappé sur des samples de Cyndi Lauper, Journey, Billy Joel, les Four Seasons, sur le thème de la série Les Craquantes (Golden Girls) et même sur la chanson du Roi Lion, signée Wimba Wey. Sur le papier, ça ressemble à un putain de garage à vélos, mais prenez 4 minutes pour écouter « Killa Cam » à nouveau. Le type qui brille dessus en veut tellement qu'il s'est rebaptisé Opera Steve. Épique. Et putain que ça fonctionne. « Je vais mettre une étiquette de macchabée sur les dix dernières minutes de ta journée ». C'est la bande-son de l’arrogance absolue. Cam'ron est le meilleur, il l'a dit. D’après qui ? Dans quelle catégorie ? Selon quels critères ? On s'en fout. Plus loin, il rappe sur le générique de la série Capitaine Furillo (Hill Street Blues). Faire l'apologie du crime sur le son d'une série policière est évidemment ironique. Mais c'est aussi le moment que choisit Cam pour parler d’un deal d’herbe avec une mineure derrière un resto routier.

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« Golden Friends » la joue moins bro-attitude et thug style, et plus private jokes de statut AIM – les sneakers qu’il a tapé à untel, les potes qui prêtent leurs gosses à d’autres potes pour obtenir une réduction d’impôts. Cam'ron parvient toujours à glisser sans prévenir de la menace à la compassion, d'histoires scabreuses et de fantasmes sexuels pas super légaux à la tendresse la plus pure. Il rappe par-dessus des beats pachydermiques composés avec des alarmes de voitures et 30 secondes plus tard, on le retrouve en train de raconter ses parties de cartes sur un sample de la dernière branlette Pitchfork.

Il s'est débrouillé on ne sait comment pour inviter 2 Chainz sur un morceau, mais juste pour 4 lignes sur un interlude de 2 minutes. Cam'ron ne le porte pas plus que ça dans son estime. Après tout, comme il le dit, c'est à lui que Big L demandait des freestyles pour l'inspirer, à 4 heures du matin, quand Cam sortait s'acheter un poulet à la rôtisserie. Les Dieux ne prient pour personne, ils font juste des miracles.

« Go Outside » comme « I Hate My Job » (sur Crime Pays), sont des hymnes au prolétariat, Cam y abandonne sa majesté habituelle, qui semblerait un peu déplacée pour quelqu'un qui est diffusé en marge des réseaux DatPiff. Il rappe sur la superficialité d’Instagram, les émoticônes, les messages au rouge à lèvre laissés sur la porte de son garage par des ex rageuses. Cam a toujours eu ce sens du réel, mais si l'on met ça dans la balance avec ses rideaux rouge-ketchup ornés du logo des Diplomats, on se dit que l'époque où LE MONDE LUI APPARTENAIT est désormais révolue.

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Mais il parlera à jamais le même langage, ce mélange de zoologie, jeux vidéo, biscuits fourrés et allusions à la fellation, où tout se superpose de manière tellement parfaite qu'une simple syllabe mal prononcée pourrait faire littéralement imploser le morceau. Pour les autres rappeurs, un couplet de Cam s'apparente à une danse sensuelle et effrénée. Certains de ses récits sont contenus en une seule phrase, parfois sans conjonctions - juste des noms, des verbes, des onomatopées. C’est un truc que Ghostface fait aussi parfois, mais lui transforme ça en sortilège exalté, qu’il récite les yeux fermés, comme un exorciste dans une pièce sombre. Alors que Cam'ron semble, lui, toujours à moitié investi, à moitié détaché, au-dessus de tout. Il livre sa prose avec un calme infaillible, pratiquement à l'agonie lorsque la boucle se termine et qu'un nouveau couplet commence, comme s'il avait besoin d'un starter pour redémarrer, toujours dans ce rap parlé, à moitié congestionné, qu’on croirait sorti d'un haut-parleur de drive-in. Peu de rappeurs ont su domestiquer ce mélange d’étrangeté, de triomphalisme viril et de ce truc-aux-frontières-de-l’ennui aussi bien que Cam’ron. Il est d'autant plus convaincant que, chez lui, ces éléments se renforcent les uns les autres au lieu de s’annuler ou de se contredire. Il est tellement deep et sincère qu’il pourrait émasculer à distance n'importe quelle armoire à glace. Il ne fait pas juste du bruit : il est strident.

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Cam'ron est peut-être le plus grand troll du rap. Aux présentateurs de FOX News qui considèrent la frivolité inhérente au hip-hop comme la marque du déclin de l'Amérique, Cam'ron répond : « Je me gare en zone interdite/C’est pas très grave, la caisse est jetable ». A ceux qui se disent horrifiés par l'idée qu’une peine de prison soit considérée comme un gage de crédibilité, il rétorque : « 18 mois ? S’il te plaît, me parle pas de condamnation. C’est ok, j’avais besoin de vacances de toute façon » Cam’ron magnifie le théâtre de l'absurde en invoquant la rage outrée de Mike Tyson, les obsessions maniaques de Larry David et le caractère imprévisible d’ODB.

Cam'ron voit la réalité en haute définition. Même quand il fait des trucs aussi pourris que de comparer sa caisse à un Laffy Taffy ou un coucher de soleil aux ongles d’une strip-teaseuse, ça reste totalement sensé. C’est un truc qu’on retrouve chez Lil B, Gucci Mane, Waka Flocka, Action Bronson, Danny Brown, Chief Keef, dans chaque mec qui prend le hip-hop pour ce qu’il est et devrait toujours être : une cour de récréation sans limites, un terrain de jeux bourré de mythes et de légendes, bref, un truc amusant. La philosophie de Cam'ron est qu’il vaut mieux jouer la carte de l’honnêteté que celle du mystère. Alors ok, il parle un charabia de pasteur pentecôtiste, se vante de porter les sneakers les plus cools même si elles lui niquent les pieds, mentionne 20 membres de sa famille dans un seul couplet, mais pendant que tu te ridiculises tous les trois couplets, lui transcende la parodie pour en faire sa propre sincérité.

Purple Haze est LE disque de la pré-récession, de l’insouciance du milieu des années 2000. Tu pourras arguer qu'il n'a pas beaucoup évolué depuis, mais peux-tu honnêtement me citer un seul rappeur qui ait su rester aussi intensément fidèle à lui-même ? Je ne crois pas.

Sur « Poundcake », extrait de Nothing Was the Same de Drake, Jay-Z dit qu'il a rendu Cam'ron (et d’autres) millionnaire. Il cite le nom de Cam'ron comme s'il citait un mec que tu ramasses à un arrêt de bus. Le Cam'ron d'avant aurait sorti une réponse de 8 minutes, sans refrain, pleine de ressentiment et d'antagonisme juvénile, trempée dans une étouffante férocité, tout en sachant pertinemment que Jay-Z l'a surpassé dans tous les domaines. Au lieu de ça, il a casé sa réponse à la fin de Ghetto Heaven, comme un post scriptum, une petite clarification. Sur Ghetto Heaven, il rappe sur les iPhones et les spots wifi. On vieillit tous, mais certains rendent les armes plus tôt que d’autres.

John Saward est sur Twitter - @RBUAS