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Music

« Bising » est le premier documentaire sur la scène noise indonésienne

Ils jouent dans la rue, on plus de problèmes avec les voisins que la police et sont investis à 300 % dans une scène ultra-développée mais encore trop méconnue.

Terror : Incognita par Adythia Utama

Le quatrième pays le plus peuplé au monde, construit sur des milliers d’îles volcaniques entre l’Asie du Sud-Est et l’Australie abrite aussi une scène noise hétéroclite mais très investie. Dans le documentaire Bising : Noise & Experimental Music Scene in Indonesia, trois réalisateurs indonésiens (qui sont aussi des artistes noise) nous présentent leur pays au travers d’une communauté d’amateurs de harsh noise et de musiques d’improvisation.

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Selon les réalisateurs, cette scène qui ne comptait à l’origine qu’une dizaine de membres s’est changée en une communauté importante, entièrement dédiée à la puissance de la noise. Et même si trouver une salle et un public peut parfois s’avérer compliqué (comme un peu partout dans le monde pour ce genre de musique), les réalisateurs s’estiment déjà heureux de ne pas subir les mêmes pressions policières que celles subies par une partie de la scène punk dans le pays.

« C’est vraiment génial et très exaltant que la scène noise et avant-gardiste d’Indonésie se développe » explique Jason Kuda, moitié du duo expérimental de Brooklyn Ora Iso, qui revient d’une tournée en Indonésie. Ora Iso a pas mal traîné avec les Jogja Noise Bombers, qui organisent des concerts de noise dans des lieux insolites, ainsi qu’un festival annuel. « Si ce n’était pas pour eux, je n’aurais jamais fait une chose pareille. Il se sont occupés de moi presque tous les jours que j’ai passé à Jogja. Ce sont les gens les plus généreux et les plus vrais que j’ai jamais rencontrés. »

Comme Kudo l’explique, aux États-Unis, les musiciens et les fans considèrent qu’avoir accès à des espaces artistiques et la présence d’un public, en chair et en os, lors des concerts, est un acquis. Dans des pays comme l’Indonésie, appartenir à une sous-culture et la faire vivre est un mode de vie, bien plus qu’un hobby. On a pu s’entretenir avec Riar Rizaldi, le co-réalisateur de Bising, sur l’évolution de la scène noise en Indonésie, l’importance de bien se documenter et la manière dont la noise est utilisée pour contrer les frustrations de la société indonésienne.

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Les réalisateurs organisent des projections du documentaire à travers le monde, mais vous pouvez déjà matter le trailer ici et checker leur page Facebook.

Noisey : Tu peux te présenter ?
Riar : Je m’appelle Riar Rizaldi, j’ai 24 ans et je suis né à Bandung, en Indonésie. Je suis le co-réalisateur du film.

À quoi ressemble la vie en Indonésie ? Vous avez un rapport particulier à la noise ?
Tout dépend de la ville dans laquelle tu habites. Je vis entre Jakarta et Bandung, c’est le chaos. Enfin, ce n’est que mon avis. Ca peut être assez stressant de vivre ici. Tu dois faire face à la corruption, les embrouillages permanents, l’intolérance religieuse, les faibles revenus et l’absence de sensibilité artistique de la masse. Mais c'est sûrement différent pour les gens qui habitent à Jogja. J’ai l’impression que c’est une ville plus calme. Je suppose que pour la plupart des gens qui aiment la noise et qui y résident, la noise permet d’exprimer leur rage dans quelque chose de beaucoup plus chaotique que leur vie quotidienne.

Comment t’es venue l’idée de réaliser Bising (« noisy » en indonésien) ?
C’est Danif Pradana, le producteur, qui a lancé l’idée. Lui et Adythia Utama réalisaient un faux trailer pour un documentaire sur la noise indonésienne. Ils l’ont mis en ligne et la vidéo a fait grand bruit auprès de la scène expérimentale d’Indonésie, donc ils se sont dit qu’ils pourraient réaliser un vrai film à ce sujet. Adythia m’a demandé de l’aider pour développer l’idée et le concept. Après ça, Danif (le producteur), Adythia (le réalisateur) et moi avons entamé le tournage du film. On est tous les trois réalisateurs et on est assez présents dans la scène noise et expérimentale du pays. On trouvait que la noise indonésienne était sous-évaluée, même chez nous.

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Sodadosa par Jaddah Bakar

Vous avez d’autres projets ?
Je fais des représentations avec des synchronizers de vidéos analogiques et des appareils électroniques que je bricole moi-même. J’étais aussi dans le groupe Mati Gabah Jasus, on faisait un mélange d’improvisations de trompette et de noise. Adythia joue sous le nom d’Individual Distortion depuis 2005, dans lequel il mélange de la harsh noise avec du grind et du breakcore. Danif lui a un projet noisy-drone qui s’appelle Kenshiro. Il avait aussi Kalimayat, son projet harsh noise entre 2004 et 2005.

Comment t’es-tu intéressé à la noise, et qu’est-ce qui t’a poussé à faire partie de cette scène ?
Je me suis intéressé à la noise grâce à Incapacitants, un groupe japonais. J’ai vu un de leurs concerts sur Internet en 2006, j’étais complètement perdu. Je me demandais « Mais quel genre de musique ça peut bien être ? Pourquoi ce type est en train d’hurler dans son micro alors que son pote tripote des pédales à effets ? C’est hyper extrême ! » Quand t’es ado et que tu tombes sur un truc aussi extrême, t’es surexcité. Après j’ai cherché d’autres artistes, j’ai monté mon propre projet et j’ai rencontré des gens qui partageaient le même intérêt que moi pour la noise et la musique expérimentale. Puis j’ai organisé des concerts et des performances dédiés à la musique expérimentale.

Quand a commencé la scène noise telle qu’elle est montrée dans ton documentaire ?
À en croire la rumeur, la scène noise a commencé à se développer dès les années 90 en Indonésie, avec des types qui passaient à fond des albums de Merzbow et qui jouaient dans des cimetières, mais on n'en a jamais eu la preuve. On a aucun enregistrement ni aucune vidéo de cette période. On s’est donc dit qu’il fallait donner une image à cette scène et laisser une place aux artistes pour s’exprimer et faire partager leur approche de la noise. On a voulu prouver que la scène noise indonésienne existait bel et bien.

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Quels sont les groupes les plus importants de la scène noise indonésienne ?
Beaucoup de projets des années 2004-2005 comme Kalimayat (de Jakarta), Sodadosa (de Jogja), Bertanduk! (de Jakarta) et Aneka Digital Safari (de Bandung). Ils ont beaucoup influencé la scène locale. D’autres gens ont fait de la noise avant eux, mais ça relevait plus de l’art contemporain que de projets musicaux bien réels, sauf pour Worldhate et Mournphagy à la fin des années 90. To Die de Jakarta est aussi une influence importante pour la scène, c’était un groupe de grindcore/punk avant que Indra Menus, le mec derrière tout ça, ne change l’orientation du groupe pour un truc plus improvisé. Les labels en ligne ont aussi joué un rôle important pour la scène noise indonésienne, en particulier Yes No Wave Music qui a longtemps aidé la scène à se développer.

Vous êtes combien à peu près dans la scène noise ?
Quand je suis entré dans ce milieu, on devait être une dizaine de personnes actives, à peine. Enfin, il y avait aussi des gens qui avaient leurs propres projets, qui sortaient leurs démos DIY, faisaient une paire de concerts puis disparaissent. Il n’y avait qu’une poignée de gens actifs. Ca change aujourd’hui, puisque de plus en plus de gens s’intéressent à la noise et développent leur scène locale. De plus en plus d’artistes étranges font des tournées en Indonésie aussi. Maintenant, presque tous les week-ends tu es sûr de trouver un concert de musique expérimentale ou de noise.

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Dans quelle ville on peut trouver une scène noise ?
Au début du tournage du documentaire, les villes où on pouvait trouver le plus de concerts étaient Jogja, Bandung et Jakarta. Des artistes de Jakarta et de Bandung se déplaçaient souvent à Jogja pour donner des concerts et inversement. Dès 2011-2012, de plus en plus de gens d’autres villes ont commencé leur propre projet. Beaucoup viennent de la scène punk ou hardcore, c’est intéressant. Un jour sur Facebook, j’ai vu plein de photos de mecs en train de s’acharner sur leurs pédales d’effet. Aujourd’hui, tu as même des concerts de noise à Borneo.

Tu peux me parler des relations qu’entretiennent la scène punk et la scène noise ?
Beaucoup de gens de la scène noise sont des vieux de la scène punk et hardcore, ou des diplômés d’écoles d’art. Ces scènes sont proches. Après, je pense qu’en Indonésie toutes les scènes qui appartiennent à un même genre sont assez proches les unes des autres. Les artistes noise partagent souvent la scène avec des groupes punk, c’est normal ici. Ils font des performances noise dans le cadre de concerts punk et inversement.

Certains artistes noise incorporent de la musique traditionnelle indonésienne dans leur projet ?
Pas dans la scène noise en tant que telle à ma connaissance. Mais certains artistes de la scène free-jazz et expérimentale utilisent des sons traditionnels dans leur musique. Par exemple, Senyawa de Jogja, qui est très bon.

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C’est difficile de chopper du matériel en Indonésie ?
Je ne pense pas que ce soit particulièrement dur de trouver des pédales ou du matériel standard. A Bandung, STORN System fait des synthétiseurs et d’autres trucs à des prix corrects. De plus en plus d’artistes noise bricolent leurs propres synthés maintenant. Les synthés faits maison valent le détour, dans le sens où le matériel à notre disposition est limité. Tu devrais aller faire un tour sur ce site indonésien de synthés DIY. C’est le site de Lintang Radittya, un petit génie des synthés qui vit à Jogja, il a sa propre boutique, Kenalirangkai Pakai. Beaucoup d’artistes noise se fournissent chez lui, ses synthés démontent.

Jogja Noise Bombers par Denan Bagus Parle-moi de Jogja Noise Bombing, ces types qui jouent dans la rue.
Les types de Jogja Noise Bombing sont une bande de marginaux. Pour eux, la noise devrait pouvoir être joué n’importe où et n’importe quand. Ils aident les artistes noise à faire des concerts dans la rue, dans des restaurants, dans des bars, des galeries… partout. Ils organisent aussi la Jogja Noise Bombing Week, un évènement qui s’étale sur toute une semaine et qui leur permet de faire découvrir la noise aux gens. Ils sont aussi à l’origine du Jogja Noise Bombing Fest, un festival de noise sur deux jours qui se déroule dans des endroits bizarres. La moitié des artistes qu’ils invitent sont étrangers. Une fois, ils ont organisé leur festival dans une sorte de KFC. À côté de ça, ils proposent aussi des ateliers variés pour apprendre à fabriquer ses propres synthés jusqu’au séquençage de données. Ils sont réputés aujourd’hui. J’ai vu le même genre d’évènements dans d’autres villes, à Surabaya par exemple. Ils ont un festival qui s’appelle le Melawan Kebisingan Kota (qui se traduit comme « Against City Noise »). Des types organisent le même genre de trucs à Borneo aussi.

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La scène indonésienne a des liens avec d’autres scènes du monde ?
Ouais, on a eu une paire d’artistes étrangers qui sont venus ici ces dernières années. Certains de nos artistes ont même quitté l’Indonésie pour des tournées à l’étranger. On a aussi pas mal de liens avec les scènes des pays voisins comme Singapour ou la Malaisie.

La noise en Indonésie a un caractère politique ?
J’aimerais bien ! Je ne sais pas, mais je pense qu’en Indonésie les gens font de la noise pour le plaisir de faire des sons agressifs et bruyants. Certains ajoutent du spoken word par dessus, des passages issues de livres de gauche, mais ça se limite à ça. Enfin, il y avait aussi le projet Liwoth, mais je crois qu’ils ont arrêté leur groupe aujourd’hui. Ils parodiaient la culture musulmane, il fallait oser parce que le blasphème est puni par la loi indonésienne. Ils scandaient « Allahuakbar » (Dieu est grand), déguisés avec des hijabs, ils se moquaient de la prière en ajoutant des sons noise hyper dérangeants. C’était très subversif.

Argot by Remon Red

Vous avez déjà eu des problèmes avec la police au sujet de la noise ?
Il n’y a pas encore eu d’altercation. La plupart du temps à Bandung, ce n’est pas la police qui s’énerve contre la scène, mais plutôt les voisins. Ils ont déjà fait arrêter des concerts parce qu’ils trouvaient que la musique était trop forte.

Il y a des conflits entre la culture indonésienne ou la religion et la noise ?
Comme pour la police, on a encore jamais eu de soucis concernant la religion ou la culture. La plupart des gens de la scène se foutent complètement de la religion. Certains, peut-être. Dans tous les cas, plus ils tombent dans le religion, plus ils s’éloignent de la scène. Même si l’Indonésie est en grande majorité musulmane, il y a aussi pas mal de superstitions et de mysticisme. En 2010, l’artiste noise français DJ Urine faisait une tournée en Indonésie. On organisait son concert à Bandung, et il nous a dit qu’il serait intéressé par une collaboration avec le musicien traditionnel Sundawani. Pour ce concert, on avait aussi invité les déglingués de AKU pour des performances et le groupe d’horror-punk Kelelawar Malam qui tournent les superstitions en dérision. Les types d’AKU ont utilisé du sang et des trucs dégueulasses durant leur performance et Kelelawar Malam avait initié une sorte de rituel de magie noire pendant son set. Ca a rendu fou l’un des groupes de musique traditionnelle présents, ils nous ont dit qu’on avait invité les mauvais esprits au concert. Trois de mes amis m’ont dit qu’à cet instant, les instruments jouaient tout seul et que la scène tremblait. Même si je ne suis pas superstitieux, on s’est attiré les foudres de cet artiste traditionnel. On a dû finir le concert aussi vite que possible, c’était vraiment dingue !

Les réalisateurs de Bising Riar Rizaldi & Adythia Utama

Comment avez-vous réalisé ce film ? Ça vous a pris combien de temps ? Comment avez-vous procédé ?
On a mis 4 ans et demi à réaliser ce film. Pendant les deux premières années, on a voyagé dans d’autres villes pour interviewer des gens, compilé toutes les séquences qu’on avait et fait des recherches. On avait aussi notre job à côté. Adythia travaillait avec une entreprise japonaise pour un groupe indonésien très populaire et moi j’étudiais à l’étranger, dans pendant les deux années qui ont suivi, le film n’a pas bougé de nos disques durs, on n’y a pas touché. Début 2013, on a commencé le montage. On l’a bouclé en 2014. La première était organisée à Hong Kong et il a ensuite été diffusé au festival du film underground de Lausanne et au cours d’un festival de music suisse. Là il est enfin diffusé dans les salles du monde entier. On l’a déjà projeté dans 12 pays d’Asie et d’Europe. Aujourd’hui, on entame la pré-production d’un nouveau documentaire dédié à la dance music indonésienne locale, le Funkot et ses liens avec la dance japonaise, qui s’est éprise du Funkot. J’espère qu’on aura terminé le film à la fin de l’année, comme ça après avoir fait découvrir au monde la noise indonésienne, on pourra leur faire découvrir notre dance chaotique qui ne vit que de MDMA et de basses surpuissances.

Qu’attends-tu de Bishing ?
On espère que grâce au film, la scène noise indonésienne sera reconnue dans le monde entier. On veut que les gens savent que la noise existe en Indonésie.

Reed Dunlea est sur Twitter.