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Music

Non, « Lemonade » n’est pas un disque sur Jay-Z

Sincérité, prises de risques et résilience de l'Amérique Noire : voilà les vrais thèmes du nouvel album de Beyoncé.

À chacun de ses disques, Beyoncé dévoile un peu de sa vie privée, mais toujours de manière sporadique, contrôlée. Dangerously In Love était sa déclaration d’amour à Jay-Z, 4 sa déclaration d’indépendance artistique loin de l’ombre de son père, et Beyoncé son affirmation en tant que femme, mère, fière de sa sexualité… multidimensionnelle. Elle se dévoile mais choisit méticuleusement le quoi et le comment. Un perfectionnisme pathologique en décalage total avec une partie de son public, qui se reconnaît plus dans « Flaws & All » que dans « Flawless ». À première vue, le gigantesque dispositif marketing mis en place pour la sortie de Lemonade ne le rend pas différent des albums précédents. Pourtant, Lemonade réussit où les autres albums ont échoué : rendre Beyoncé réellement transparente sur l’aspect de sa vie qu’elle a toujours romancé, son mariage. Une lecture de l’album sans le film pourrait le réduire à ce drame d’adultère, mais le message de The Visual Album est bien plus riche. Lemonade débute sur les notes retentissantes de « Pray You Catch Me » accompagnées des harmonies haletantes de Beyoncé. La patte de James Blake, qui a co-écrit le morceau, est facilement identifiable. L’ambiance est morose, cinématographique et visuellement, on découvre une Beyoncé esseulée, démaquillée en proie aux doutes « Praying to catch you whispering, I’m praying you catch me listening ». Avec I Am… Sasha Fierce et Beyoncé, elle a prouvé qu’elle excellait dans l’art du concept-album, Lemonade ajoute définitivement la corde storytelling à son arc. Tout au long du film, le spectateur est tenu en haleine : pourquoi ? Qui ? Avec qui ? Comment ? Et à la manière d’un effeuillage, les réponses aux questions arrivent par étapes, rythmées par les 12 morceaux du disque. Difficile aussi de ne pas remarquer l’entrée en matière des femmes, noires, aux airs défiants qui contextualisent le tableau. Par le biais des mots de Warsan Shire, poétesse anglo-somalienne, Beyoncé s’adresse à elles. Si l'on garde la musique seule, l’histoire de l’adultère est centrale. Couplée à l’imagerie, elle devient périphérique. On s'intéresse ici avant tout à la condition de cette femme traumatisée : ce qu’elle était avant, ce qu’elle devient après. « Why can’t you see me, everybody else can » : on apprend que cette femme est talentueuse, complexe, contradictoire, humaine, tout ce qui sur le papier fait d’elle un être désirable. Ce qui décuple son incompréhension. « Who the fuck do you think I am ? You ain’t married to no average bitch, boy » menace t-elle, soutenue par la guitare de Jack White sur l’explosif « Don’t Hurt Yourself ». Autre invitée d’exception : Serena Williams, présente sur le morceau suivant, « Sorry ». Le choix n’est pas anecdotique, la féminité de Serena, noire et sportive de haut niveau, est continuellement remise en cause dans la culture populaire. La voir exulter et se déhancher avec en fond « I ain’t sorry » répété en staccato est une assertion puissante. Les figures féminines noires sont omniprésentes. Les figurantes, les références, la spiritualité, tout est totalement assumé et intransigeant. Dans le film, la voix de Malcolm X, absente de la version audio de « Don’t Hurt Yourself », vient clarifier toute interrogation à ce sujet « La personne la moins respectée (…) la moins protégée (…) la plus négligée en Amérique est la femme noire ». Oui, « Formation » était une mise en bouche, une affirmation de son identité dans un contexte socio-politique hostile. Ce qu’elle précise avec Lemonade c’est le caractère intersectionnel de sa lutte, elle est femme et elle est noire. Les deux sont indissociables. L’autre point culminant de l’album est « Daddy Lessons », une ballade country générique qui rappelle les racines texanes de l’artiste. Cette relation avec son père est en filigrane sur tout le projet « You remind me of my father, a magician, able to exist in 2 places at once ». Dans « Daddy Lessons » elle chante « My daddy warned me about men like you, he said baby girl’s he’s playing you », c’est dans cette ligne que demeure l’ironie du morceau. Matthew Knowles a trompé la mère de Beyoncé, Tina, alors comment suivre les conseils d’un père hypocrite ? Le constat arrive au milieu de l’album et mène naturellement à l’étape pardon symbolisée par l’arrivée à l’écran d’un Jay-Z malheureux sur « Sandcastles ». « Freedom » représente l’espoir, la résilience de l’Amérique Noire. Un titre aux influences gospel lourdes de percussions dont seul Just Blaze a le secret. Le morceau n’est pas très convaincant, mais visuellement c’est une introduction à la sororité de la nouvelle génération, à l’image des invités Quvenzané Wallis, Amandla Stenberg, Zendaya, ou encore les franco-cubaines Ibeyi, « I see your daughters and their daughters ». D'un point de vue strictement musical, Lemonade comporte moins de productions up-tempo que la plupart des disques de Beyoncé, mais ne se démarque pas totalement de son album précédent. Elle s’est entourée de quelques noms plus indie mais les risques pris sont minimes (« Don't Hurt Yourself ») voire inexistants (« 6 Inch » feat The Weeknd). L’album navigue dans des sonorités populaires : un peu de rock, un peu de R&B, un peu de country, un peu de trap, tout le monde y trouve son compte. Les morceaux s’enchaînent sans embuches, c’est parfaitement ficelé mais attendu. On retient toutefois la mélancolie de « Pray For Me », le calypso moderne de « Hold Up » et la pétillance infectieuse de « Sorry ».

En tant que pop star, la démarche artistique de Beyoncé est toujours questionnée, rabaissée à un business plan, une machine à cash apolitique, un féminisme de circonstance. La sincérité désintéressée lui est refusée. Dans Lemonade, elle déclare une chose simple, incontestable : son expérience compte. Elle la vit, la partage avec d’autres, en parle sans tabou. Et la prise de risque se trouve là : permettre aux expériences marginales de s’exprimer et rayonner sur une plateforme internationale. Elle se sert d’une fantaisie rurale, sudiste, exclusivement féminine et noire pour passer un message de solidarité moins universel, néanmoins nécessaire. Ce n’est pas juste un long clip qui accompagne l’album, c’est le moyen qu’elle a choisi pour que cette partie du message ne soit pas étouffée. Rien n’est laissé au hasard, les choix artistiques sont pointus, magnifiés par l’oeil de Kahlil Joseph, le réalisateur le plus important du hip-hop. Lemonade conforte la position de Beyoncé dans la cour des grands et creuse un peu plus son avance. « Dieu m’a donné des citrons, j’en ai fait de la limonade » dit la grand mère de Jay-Z, Hattie White, à la fin de « Freedom ». Une capacité d’endurance et de régénération que seules les femmes, comme Beyoncé, maîtrisent. Rhoda Lolojaw est sur Twitter.