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Music

Comment le EP « Anti » d'Autechre est devenu l'un des plus beaux manifestes politiques de l'histoire de la techno anglaise

Une réponse drôle, féroce et intelligente au Criminal Justice Act de 1994.

Au cours du mois de mai 1992, les autorités d'Avon et de Somerset ont décidé de mettre un terme au Avon Free Festival, un rassemblement en plein air qui avait lieu chaque année depuis les années 70, et qui tenait de lieu de point de rendez-vous pour tous les travellers, new agers et crusties du pays. Le festival battait alors son plein, et les tentatives de la police pour disperser la foule ont donné lieu à un lâcher de festivaliers en pleine nature aux alentours du Worcestershire. On estime à 25 000 le nombre de crusties et de ravers qui se sont par la suite rassemblés sur le Castlemorton Common pour une rave qui allait durer une semaine. C'était, pour l'époque, le plus gros évènement qu'ait connu le futur mouvement des free-parties. Les journaux étaient choqués et la police, incapable de venir à bout d'un rassemblement d'une telle ampleur, se sentait humiliée. Plusieurs membres de Spiral Tribe, le fameux crew de ravers anarcho-hippies, ont été arrêtés à la fin du festival, et se sont vus confisquer leur équipement et leurs véhicules. Les questions liées à la culture rave anglaise ont ensuite été discutées au Parlement. Il y a 20 ans aujourd'hui, le gouvernement conservateur de John Major faisait voter le Criminal Justice And Public Order Act 1994, une loi au champ d'application très large dont les nombreux articles touchent de plein fouet les free-parties. L'article 63 par exemple donnait à la police le pouvoir de dissoudre et d'interdire tout « rassemblement en plein air de plus de 20 personnes au cours duquel de la musique amplifiée était diffusée ». Pour éviter les interprétations vicieuses de la loi par des avocats un peu retors (par exemple de savoir si l'ode déglinguée à l'ecstasy de Xenophobia, « Rush In The House », pouvait être oui ou non qualifiée de musique selon les termes de la loi), un sous-article de l'article 63 a par la suite apporté une définition plus précise de la musique selon l'État : « tout son intégralement ou majoritairement caractérisé par une série de beats répétitifs ». Aussi indiscutables que puissent être ces mots aux yeux du parlementaire qui les a édicté, Rob Brown et Sean Booth – deux B-boys de Rochdale qui s'étaient rencontrés au sein de la communauté graffiti de Manchester, et faisaient de la musique sous le nom d'Autechre - ont cerné la faille de l'article et s'y sont immédiatement engouffrés.

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En septembre 1994, Autechre sortait son EP , sur le label Warp. On y trouvait trois morceaux, enregistrés au cours des mêmes sessions que leur album à venir . La pochette turquoise d' était scellée par un autocollant noir sur lequel était inscrit : « Attention. Le smorceaux 'Lost' et 'Djarum' contiennent des beats répétitifs. Merci de ne pas écouter ces morceaux si le Criminal Justice Act entre en vigueur. 'Flutter' a été programmé de telle sorte qu'aucune mesure ne contienne de beats identiques, il pourra donc être joué même si la nouvelle loi entre en vigueur. Cependant, il est fortement conseillé que chaque DJ soit assisté, en cas de violences policières et pour toute la durée de l'instance, par un avocat et un musicologue afin d'attester de la nature non-répétitive de cette musique. »

Anti

Amber

Anti

Le label Warp n'a jamais été particulièrement politisé, mais

Anti

reste le plus beau manifeste de son catalogue, à la fois drôle, féroce et intelligent. En décachetant le sceau, l'autocollant avertissait l'auditeur « qu'il prenait l'entière responsabilité des conséquences engendrées par l'utilisation de ce produit ». Brown et Booth étaient très sérieux sur le sujet : tous les bénéfices tirés des ventes du disque allaient être reversés au groupe de pression Liberty, et le communiqué se terminait par la phrase suivante : « Autechre n'a aucune appartenance politique, il n'est intéressé que par la liberté individuelle. »

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Autechre n'a pas été le seul groupe anglais à proposer une réponse créative au Criminal Justice Act. Les morceaux « Their Law » de Prodigy et « Repetitive Beats » de Retribution, un super groupe de dance dans lequel officiaient des membres de Fun-Da-Mental et System 7, ont été directement et indirectement inspirés par la loi. Mais un morceau comme « Flutter » n'a jamais eu d'équivalent, puisque c'est sa composition même qui est engagée, destinée à saper une loi répressive sans pour autant adopter une attitude punk ou provocante. Et en plus, le morceau tue.

Né de l'assemblage de 65 rythmes de batterie différents, « Flutter » est répétitif, fluide, agile, mais jamais abstrait : le morceau ne loupe jamais une mesure. Il a été composé avec minutie et le message politique qu'il délivre ne s'en trouve que décuplé. Les deux autres morceaux de Anti explorent des territoires similaires : « Lost » est un titre mélancolique, hanté par un chant distant et des nappes de synthé et « Djarum » à la fois ouvragé, fin, sombre et dérangeant, anticipe la voie vers laquelle Aphex Twin se dirigera l'année suivante avec « I Care Because You Do ».

Brown et Booth avaient été signés chez Warp deux ans auparavant en inscrivant deux de leurs morceaux sur la compilation du label, Artificial Intelligence (sur laquelle figurent aussi Alex Paterson, Speedy J et Richard D. James, sous son pseudo Dice Man). Sur la pochette d' Artificial Intelligence, un type fume un joint dans une réalité virtuelle avec à ses pieds des vinyles de Pink Floyd et de Kraftwerk. La compilation paraît plus urbaine et civilisée, bien loin de weirdos à dreads des free-parties. Avec les artistes qu'elle réunit, elle deviendra le who's who de ce qu'on désignera -à tort ou à raison- l'Intelligence Dance Music. Dans le livret, Autechre citent parmi leurs influences Edgar Froese et Chris Franke de Tangerine Dream, influences que l'on ressent particulièrement sur « Crystel » et « The Egg », dont les rythmiques electro solides se marient à des mélodies de synthé cristallines.

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Identifier une trajectoire claire dans la carrière d'Autechre relève de l'impossible, mais le EP

Anti

a été un tournant dans leur discographie, une période charnière entre leurs débuts et les sons arides et extra-terrestres qui feront leur marque de fabrique. C'est la manière d'écouter « Flutter » qui est essentielle. Sur la version CD, la vitesse du son est équivalente à celle d'un vinyle 45 tours. Sur une note de la pochette du vinyle, Autechre propose une écoute en vitesse 45 tours ou, plus lentement, en 33 tours. En 33 tours, le résultat s'inscrit dans la lignées des rêveries de

Amber

. En 45, on atteint les 140bpm – ce n'est certainement pas une coïncidence puisqu'il s'agit du rythme des débuts de la breakbeat rave, avant que le 'ardkore n'accélère le tempo – ce tempo donne un avant-goût de l'Autechre plus sombre que l'on retrouvera sur

LP5

et

EP7

.

Castlemorton a sûrement sonné le glas de la scène des free-parties, mais en 1994, Autechre avait déjà pris une autre voie, comme beaucoup de leurs confrères chez Warp. Durant les années qui ont suivi la sortie d'

Anti

, le duo a façonné sa musique pour la rendre intemporelle, en s'inspirant de machines dysfonctionnelles, de logiciels générateurs, des formes radicales de l'architecte Santiago Calatrava et de la théorie des jeux établie par le mathématicien John Horton Conway. Leurs lives se déroulaient dans l'obscurité la plus totale, afin de faire abstraction du décor et de se concentrer uniquement que sur la musique. La complexité était devenue leur mot d'ordre et elle a atteint son sommet dans les productions imposantes – voire impénétrables pour certains fans déçus – que sont

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Confield

(2001) et

Gantz Graf

(2002).

Depuis, Autechre a tracé sa route sans jamais perdre en intensité ni en émotions. Sean a écrit ceci l'année dernière sur le forum de musique électronique We Are The Music Makers : On comprend maintenant mieux les titres cryptés des morceaux et des albums d'Autechre – « Inhake2 », « Piobmx19 », « Cap.IV » - comme une manière de se libérer du carcan du langage, un tremplin pour imaginer de nouvelles émotions, des énergies dénaturées et des structures impossibles.

« la plupart du temps, quand les gens abordent l'émotion dans la musique, ils se limitent à la joie et à la tristesse. Selon moi, il y a bien plus d'émotions. »

L'engagement politique d 'Anti en fait un disque à part dans le catalogue de Warp Records. Ignoré du grand public dans les années 1990, plus concentré sur son image pointue et le côté très cérébral de ses artistes, Warp a souvent été considéré comme un label d'avant-garde, parfois hermétique à la scène dance qui l'entourait. La politique, quant à elle, ne les a jamais intéressé. Mais savoir que le groupe favori de tous les puristes de Warp, à la musique évoquant souvent des cris d'androïdes court-circuités, a pris position de manière aussi claire et radicale, procure une petite satisfaction perverse. Même sans cet engagement politique, Anti se dégagerait du lot. Au cœur des rythmes fluctuants de « Flutter », Booth et Brown isolent ce qui semble être l'essence même d'Autechre : le son d'un groupe qui a fait la promesse de ne jamais se répéter.

Louis Pattison est sur Twitter - @louispattison

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