Safir : le feu sous la trappe
Photo - Quentin Müller

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Music

Safir : le feu sous la trappe

Quelques semaines après les manifestations qui ont secoué le pays, nous sommes allés passer un moment avec le rappeur le plus bouillonnant d'Iran.

Texte & Photos par Quentin Müller, à Téhéran.

Omid, alias Safir, pousse la porte d'un café de la capitale. Sur la vitrine, il est recommandé de « se taire entre les notes de musique ». L'ambiance est cosy et jungleuse. Des plantes vertes dégoulinent d'entre quelques hipsters aux barbes longues et aux croix évidentes. Safir ne passe pas inaperçu. On le salue avec chaleur. Le garçon de 25 ans est une vraie star en Iran. Une étoile au visage rond et à la moustache old school. Téhéran est irradié par le soleil, mais ses fantômes sont toujours présents. La guerre Iran-Irak qui a fait environ deux millions de morts, il y a plus de trente ans, est encore dans toutes les têtes. Elle a anéanti une génération de jeunes hommes, mais elle a aussi inspiré celle qui a émergé par la suite. Safir connait la paix mais pas la tranquillité intérieure. Il est un rappeur racé. De ceux dont on hésite à qualifier de poète. La question des martyrs, dont les visages recouvrent de nombreuses façades d'immeubles, de fontaines, de mosaïques de coin de rues, il en a fait une chanson. « Yeki Mesle Ma » [ « Un des notres »] parle des idées que l'Etat iranien agite encore et toujours pour maintenir « un état de guerre dans nos esprits » , tranche t-il savamment. Safir est né dans la province de Mazandaran et a fait sa jeune vie à Téhéran. Son père est ingénieur et lui laisse une grande liberté de mouvement et de pensée. Vers 8 ans, son oncle, celui qui lui fait écouter de la « bonne musique », lui passe un morceau de Hichkas, le père du rap iranien, aujourd'hui exilé à Londres. Ses oreilles n'en reviennent pas. Pour la première fois, il entend des paroles qui parlent « de la rue » et « des problèmes réels de la société » .

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Du prophète à la voix du peuple C'est là qu'Omid devient Safir. Sa main gratte et ses horizons s'ouvrent à la musique folklorique d'un pays riche en influences musicales. Il écoute aussi bien Jacques Brel et Barbara que Keny Arkana, Booba, Saïan Supa ou encore IAM. La vieille poésie persane l'obsède également. « Il y a 700 ans, ces poètes ont commencé à écrire des poèmes plus accessibles et tournés vers davantage de critique de la société. Depuis ce temps là, jusqu'à y'a dix ans, il y a eu cette vague et ce style de poésie. » Mais l'Alzheimer de Reza Baraheni, « mémoire de la poésie iranienne », a sonné comme un passage de flambeau. « Aujourd'hui, on peut dire que le stylo est entre nos mains », sourit-il. Safir fait du rap maison. Un rap choyé, cuisiné avec patience, passion et goût. « Je ne prends mon inspiration nulle part en particulier. Parfois je me ballade simplement dans la rue, une idée me traverse l'esprit et je sais à ce moment que je dois la travailler. C'est la seconde étape de mon travail. Je vais vivre dedans pendant deux mois pour créer une atmosphère complète. Je vis les choses que j'écris. Par exemple, si je traverse un pont, je peux me rappeler de souvenirs que j'ai eu sur ce pont, ou je peux aussi inspecter sa construction et sa composition, ou alors revisiter l'histoire de ce pont dans le temps : ce qui s'est passé dessus ou autour. Après cela, je choisis quelle partie pourrait inspirer ou affecter mon public. » Safir sait jouer avec les mot et leur sens.

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Son nom de scène en est l'illustration. Le « s » doux qu'il emploie en persan, il l'a remplacé par le « s » fort. De « celui qui a été envoyé » [ prophète], il est devenu « la voix du peuple » [ la protestation du peuple]. « Le mot pour moi est comme un humain. Je peux le sentir, le toucher, le goûter, et lui parler. Par exemple quand j'utilise le mot 'soleil', on peut dire qu'il est jaune, chaud, et si j'utilise ce mot dans un morceau froid, tout ce morceau va se réchauffer simplement avec ce mot. » Son rap a quelque chose de très méticuleux, arithmétique et travaillé dans le texte, et très rythmé, mouvant dans sa vocalise, les beats utilisés, et son flow. Plusieurs fois il dit avoir déshabillé ses illustres aïeux qui « méditaient en haut des montagnes » pour l'inspiration. « Les poèmes ont deux couches différentes : la structure et le bâtiment en lui-même. Pour changer de structure, on change forcément le bâtiment. J'ai retravaillé leurs poèmes ainsi. J'ai changé leur structure pour en faire un nouveau bâtiment et j'espère que comme moi, des gens viendront changer la structure de mes textes pour en faire de nouveaux bâtiments », sourit-il en remuant le museau comme ferait Panpan le lapin dans Bambi. Safir y tient, ce qu'il produit là, il espère qu'une autre forme de vie dans cet univers fasse chanter ses textes en cas d'extinction de l'humanité : « Que le monde soit détruit et que l'humanité s'éteigne, mais que mon travail subsiste et soit redécouvert dans cent ans ».

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Melli l'international En ce moment, il fait jouer une pièce de théâtre dont il est l'auteur. Le script qu'il a écrit est en relation avec plusieurs chansons de son album. Dans sa pièce, pleine de métaphore et symboles, une décharge brûle. Sur les cotés, deux panneaux de signalisation indiquent l'impossibilité d'y accéder, mais la possibilité de la contourner. « Une odeur de nourriture et de bonnes choses y ressortent, mais les gens ne peuvent y accéder. Cette décharge je l'associe à la vie sociale. » À l'arrière plan, des journaux brûlent dans une boîte. Un homme lit les titres des journaux qui se désagrègent dans les flammes. Un autre, évoque les titres de presse les plus mensongers. « Car dans l'islam, il est dit que les menteurs doivent brûler dans les flammes de l'enfer », ajoute Safir. La pièce n'est pas passée par la case censure du Ministère de la culture. Elle a été jouée trois fois de façon totalement underground. « J'aime créer des liaisons entre les arts. » Les spectateurs qui sont venus voir sa pièce sont ses fans musicaux. Il salue leur curiosité mais admet que « les Iraniens sont trop dans la tendance. Par exemple je suis célèbre aujourd'hui en Iran, mais si demain quelqu'un d'autre devient tendance, ils vont m'oublier. Les choses que je fais est quelque chose qui doit rester pour toujours et n'est pas fait pour être joué puis oublié. » Son nouveau label Melli [ « National » en farsi], a l'ambition de rassembler tous les talents iraniens et étrangers qui voudront bien « internationaliser » son « national ». « Pas seulement des rappeurs, des artistes en général », précise-t-il. Récemment, des dessinateurs saoudiens (grand ennemi géopolitique de l'Iran), ont rejoint l'aventure.

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« L'art ne doit pas être quelque chose qui ne sert qu'à paraitre et produire des émotions et impressions, ou l'envie de les collectionner comme un objet de luxe. Le nouvel art selon moi est celui qui provoque de l'inconnu et qui interroge et qu'on doit comprendre au fond de soi-même. Il est sous la roche. ْQuand je chante, je ne suis pas que le chanteur. Je suis celui qui écoute, vit, voit, sent et je mets ma personne au service de l'histoire que je crée. » Question plus terre-à-terre : Comment fait-on du fric en étant rappeur en Iran ? « Bonne question… Dans le passé c'était très dur sans les permissions de faire de l'argent. Mais avec internet on peut vendre notre musique. » Uniquement aux Iraniens, car les sanctions économiques ne permettent encore les transferts d'argent entre l'Iran et l'occident. « Les CD, tu oublies », rigole t-il.

« À Téhéran, il y a du feu sous la trappe » En Iran, le rap est musique interdite. Production du diable et de dépravation de l'occident selon les conservateurs du pays. Mais Safir le prend bien. Il n'est pas là pour critiquer ou revenir sur cette interdiction. Le rappeur retourne même les fondements d'interdiction comme principe castrateur et annihilateur. « On a tellement de choses qui sont interdites en Iran mais est-ce que cela nous empêche de les faire ? Si le rap interdit peut raconter de belles histoires, alors interdisons-le ! Son interdiction est une opportunité. L'underground peut rendre la musique meilleure », sourit-il, le regard plein de malice. La scène rap locale ne fait pas que dans le recherché. Elle a son lot de coiffures aériennes et de plastiques aguicheuses qui se courbent au rythme de beats percutant et de paroles vulgaires. ' « Il y a plusieurs de types de rappeurs. Celui qui te met en situation tout le temps, genre 'j'ai fait ça, j'ai fait-ci' et c'est que du mytho. On a un rap business, commercial, qui parle de drogues et de filles. Et t'as le rappeur qui est 'plus intelligent que toi' et prétend tout savoir et est à fond théorie du complot. » Safir ne prétend pas pour autant être le seul à faire ce qu'il fait. Ceux qui l'écoutent ne sont pas ceux qui fréquentent souvent les mosquées, frottent les billes de leur tasbihs, ou se rendent chez les bassidjis [ milices intérieures] faire une partie de ping-pong. C'est la classe modeste, moyenne, ou riche, éduquée, ouverte au monde occidental et qui a soif. « 60 % des gens qui m'écoutent sont dans une routine et savent que cette routine est ennuyante. On a un dicton en Iran qui dit qu'il y a du feu sous la trappe. Quand on regarde, à première vue on ne voit qu'une trappe. Mais il y a un feu en-dessous. Téhéran est une trappe et les artistes et les gens qui connaissent la société et la situation actuelle, sont le feu sous la trappe. Donc 60 % de mes fans sont ceux-là et les 40 autres % sont les jeunes qui sont excités par mes rythmes et mon flow. Et je pense que ces 40 % deviendront ce feu sous la trappe. »

Safir est sur les réseaux sociaux, malgré la difficulté parfois d'y accéder sans VPN [surtout durant les manifestations]. Il reconnaît la puissance de l'outil quand il est utilisé comme une «fenêtre sur le monde », mais il peut être aussi un formidable moyen de faire passer sa vie de « comédie » en « tragédie », selon ses propres termes. « Les réseaux sociaux peuvent te mettre hors-jeu et peuvent te faire disparaître. » Il prend l'exemple de Amir Tataloo, célèbre chanteur RnB aux textes peu recherchés. « Pendant les élections, sur Instagram, il a dit des trucs tellement idiots… Et le jour des dernières élections, il a, contre toute attente, manifesté son soutien à Raïssi [ candidat conservateur]. Puis il a critiqué les gens qui s'indignaient. En soutenant ces gens là, il pensait obtenir les permissions et le soutien de la censure. Comédie et tragédie. » Safir est-il politisé et engagé ? Oui et non. Le jeune l'homme l'est dans ses paroles, dont il faut lire les lignes avec réflexion et assiduité. Non, car être politisé au-dessus de la surface peut brûler plus qu'une carrière. En 2009, lorsque la jeunesse iranienne sort dans la rue pour manifester son désaccord avec les résultats des élections, le rappeur est trop jeune (16 ans) et trop loin géographiquement des contestations. Il soutient avoir ressenti aussi cette colère. Son idole, Hichkas avait fait une chanson « Tiripe Ma. Vol1 » [ « Un jour meilleur viendra »] qu'il écoutera en boucle. À t-il participé aux récentes manifestations ? Safir ne peut y répondre. Mais il y a du oui dans ses yeux. La flamme est sous la trappe. Quentin Müller est sur Noisey.