FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Les Reviews de VICE, juillet-août 2016

Chasseurs de têtes, cold-wave, prolétaires américains : notre sélection des meilleurs trucs sortis cet été.

Cet article est extrait du numéro « Frontières »

LA LANGUE DES MÉDIAS
Ingrid Riocreux
Les Éditions du Toucan

Journalopes, merdias et autres catins du système politique – vous êtes la gangrène de ce pays, selon un nombre toujours plus important de citoyens bien sous tous rapports. Les faits sont là : les journalistes sont parmi les types les plus détestés de France, avec les publicitaires et les hommes politiques. Si vous vous demandez encore pourquoi, c'est que vous n'avez pas lu l'ouvrage d'Ingrid Riocreux – et que vous êtes, au demeurant, un peu naïf.

Publicité

Cette agrégée de lettres modernes et docteur de l'Université Paris-Sorbonne vient de publier La langue des médias aux éditions du Toucan. Couverture disgracieuse, couleurs dissonantes : il n'y a pas à dire, on se trouve face à un bouquin qui ne cherche pas à nous amadouer par ses artifices. Tout au long de cet essai, qui compile des centaines d'exemples, l'auteure s'emploie à livrer aux lecteurs/spectateurs/auditeurs un guide de survie leur permettant de ne pas rester passifs face au discours médiatique, ce dernier se prétendant objectif alors qu'il ne l'est, au fond, jamais.

Ce livre peut être critiqué en de nombreux points : tropisme islamique démesuré – religion « trop peu critiquée » selon Riocreux –, candeur feinte au sujet du traitement médiatique des leaders de l'extrême droite française – lesquels profitent tout autant de la médiocrité des médias – ou encore absence de critique de l'asservissement des grands groupes médiatiques au libéralisme économique.

Sauf qu'au-delà de ces quelques oublis, force est de constater que, même si Ingrid Riocreux s'affiche aux raouts de Radio Courtoisie, la radio de la droite dure où l'on évoque plus souvent Renaud Camus que Judith Butler, cela ne l'empêche pas de balancer 300 pages brillantes et déstabilisantes pour n'importe quel journaliste contemporain – des gens comme moi, de gauche, progressistes, et critiques à l'égard des conservatismes. Ce dernier, convaincu de sa bonne foi, n'a que peu l'habitude de faire preuve de réflexivité par rapport à son travail, se contentant de lire Acrimed et Arrêt sur Images de temps à autre afin de satisfaire son besoin d'introspection.

Publicité

Loin de moi l'idée d'enfoncer des individus qui défendent les avantages sociaux acquis grâce au Front populaire – quoique d'autres soient plus pour favoriser la création de start-up en flexibilisant le marché du travail hexagonal, soit. Avoir des opinions et les partager est un passe-temps tout à fait respectable en soi. En fait, ce que La langue des médias rappelle avec un certain talent, c'est que « le degré zéro de l'information » est un pur fantasme. Mais aussi qu'il est surtout un truc que semble avoir oublié l'immense majorité d'une profession convaincue d'être sur Terre afin de répandre le Bien.

Même si Ingrid Riocreux se jette parfois avec jubilation dans l'abysse du syllogisme et de la surinterprétation – notamment au sujet des erreurs syntaxiques du journaliste, présentées comme étant « révélatrices de son positionnement idéologique » – elle évoque avec précision à quel point certaines habitudes médiatiques peuvent énerver la population. Le Petit Journal ou Libération ne sont pas les seuls visés, tant cette habitude est devenue une constante dans la presse circa 2016.

Jeter l'anathème d'abord, réfléchir ensuite. Tel est le credo du journaliste, qui saupoudre sa réaction pavlovienne d'un glacis intellectuel par l'intermédiaire du décryptage, du fact-checking ou de l' analyse, soit autant de méthodes présentées comme neutres, ce qui est tout à fait discutable.

Le journaliste doit assumer sa subjectivité. Tout en délaissant sa propension à excommunier ceux qui s'opposent à ce bulldozer gargantuesque qu'est « le sens de l'histoire ». Un jour viendra où Hegel et Marx seront définitivement derrière nous et où plus personne ne cherchera une logique dans la succession des évènements merdiques de ce monde. En attendant, c'est au journaliste de ne pas oublier que l'évolution de notre société, qui a couronné l'individu-roi, ne fait pas que des heureux.

Publicité

Convaincu à raison de l'utilité du mariage pour tous, de la gestation pour autrui, ou des avancées sociétales de ces dernières décennies, l'homme d'aujourd'hui occulte les questions qu'elles charrient et se contentent de moquer ceux qui auraient le malheur d'être passéistes. Ou pire, conservateurs. Pourtant, et c'est là où il rejoint la funeste loi Gayssot, il ne réalise pas à quel point la censure d'idées – quand bien même elles sont abjectes ou ridicules, selon moi – et l'humiliation des opposants ne font que conforter ces derniers dans l'idée qu'ils sont dans le vrai.

Y aurait-il donc un lien entre le renforcement de la haine à l'encontre des élites françaises et le comportement récent des journalistes ? Je rappelle que je suis le confrère de séniles tels que Franz-Olivier Giesbert, qui compare la CGT à l'État islamique, tout comme de jeunes béotiens incapables de réagir autrement que par l'effarement, la stupéfaction, ou la colère. Sont-ils des porte-voix, ou des leaders d'opinion ? Je pencherais pour la deuxième solution – le pire étant qu'ils ne s'en rendent, souvent, pas compte. — ROMAIN GONZALEZ


JOHANN HARI
La Brimade des Stups
Slatkine & Cie Le 20 mai 2009, la détenue n° 109416 rendait son dernier souffle à Perryville, un pénitencier situé à Goodyear, en Arizona. Elle était âgée de 48 ans et purgeait une peine de 27 mois de prison pour racolage. Elle avait passé sa vie d'adulte à effectuer des allers-retours entre la taule et la rue, où elle consommait de la drogue depuis le début de l'adolescence. Après s'être enamourée d'un biker membre des Hell's Angels, elle avait réussi à être clean pendant un certain temps – jusqu'à ce que la police de l'Arizona l'arrête à la frontière de l'État en possession d'1,5 gramme de marijuana. Résultat : un an d'assignation à domicile. Ce fut le début d'une longue descente aux enfers qui s'est terminée ce triste 20 mai 2009.

Publicité

Ce jour-là, Marcia Powell – son nom à l'état civil – était enfermée dans une petite cage située en plein désert. Il s'agissait d'une « punition », dûment concoctée par l'administration pénitentiaire : on lui reprochait son mauvais comportement au sein de la prison. Il faisait plus de 40 degrés à l'ombre. Normalement, cette cage ne devait pas accueillir une détenue pendant plus de deux heures. Or, Marcia passera quatre heures au milieu de la fournaise typique de la Sun Belt. Sous le regard de matons indifférents ou hilares, elle suppliera ses geôliers de la sortir de cet enfer, sans succès. Elle finira par mourir, le corps brûlé et couvert de sa propre merde. L'autopsie a révélé que ses paupières étaient « desséchées comme du parchemin ». Ses organes internes « avaient littéralement cuit, comme dans un four ».

Voilà l'un des nombreux drames qui parsèment La Brimade des stups, enquête menée par le journaliste britannique Johann Hari. Homosexuel revendiqué, ancien addict, romancier brillant, Hari livre une vision très personnelle de l'échec dramatique de « la guerre contre la drogue », en mettant tout à tour en exergue des destins personnels et des questions plus politiques. Pourtant, après avoir refermé ce bouquin, le doute est là, omniprésent.

En 2008, Johann Hari recevait le prix Orwell, récompensant la qualité de son travail journalistique. En 2011, il était viré de The Independent et se voyait dans l'obligation de rendre sa prestigieuse récompense après de nombreuses accusations de plagiat. Au sortir de plusieurs années de discrétion médiatique, Hari revient sur le devant de la scène avec La Brimade des stups – médiocre jeu de mots s'il en est – qui paraît en France chez Slatkine & Cie.

Publicité

La question qui vient tout de suite à l'esprit dès que l'on a terminé cette investigation est évidente : peut-on croire un traître mot de ce livre quand on sait qu'il a été écrit par Johann Hari ? Ce dernier jure qu'on ne l'y reprendra plus. Qu'il a appris de ses erreurs. Qu'il a passé trois années à enquêter aux quatre coins du monde afin de compiler des dizaines d'interviews – toutes enregistrées et disponibles sur Internet, dans le but de faire taire les critiques, nombreuses.

Le pire, c'est qu'on aurait tendance à le croire. La Brimade des stups est un reportage au long cours fascinant, qui se lit comme le meilleur des polars. En partant de la trajectoire personnelle d'Harry J. Anslinger, l'instigateur de la mortifère « guerre contre la drogue », Hari se demande pourquoi la criminalisation de la consommation de stupéfiants, néfaste en termes de santé publique comme de lutte contre la criminalité, est si répandue aujourd'hui.

Ce n'est pas tant le regard du journaliste qui est le point fort du bouquin. Son propos, critique à l'encontre des politiques prohibitionnismes, est de plus en plus partagé – même s'il est toujours bon de rappeler qu'interdire un produit ne veut jamais dire le faire disparaître. Non, ce qui distingue La Brimade des stups d'une vulgaire tribune de Daniel Vaillant, c'est sa prise avec le réel, son évocation des milliers de vies réduites à néant par la bêtise et les intérêts économiques des gouvernements.

Publicité

On pourrait parler plus longuement de Billie Holiday, des junkies français ou de cette détenue morte dans ses excréments au cœur d'une prison de l'Arizona. On pourrait tenter d'analyser les mécanismes de l'addiction. Ou on pourrait, plus simplement, insister sur le fait que Johann Hari est un grand romancier, plutôt qu'un grand reporter. — ROMAIN GONZALEZ


AMERICAN REALITIES
Joakim Eskildsen
Steidl, via Interart

Il y a cinq ans, le photographe Joakim Eskildsen est parti à la rencontre des nombreux Américains qui vivent sous le seuil de pauvreté. Selon le bureau de recensement des États-Unis, ils étaient plus de 45 millions en septembre 2014. Lors d'un voyage de 36 jours qui s'est étalé sur sept mois, Eskildsen a écumé les cinq États au taux de pauvreté le plus élevé du pays, afin de s'immiscer dans les maisons, voitures et abris de fortune des oubliés du rêve américain. En dépit du sujet peu original qu'il a choisi, Eskildsen agrémente son livre de l'histoire des personnes qui se cachent derrière ces statistiques, ainsi que d'un état des lieux factuel de leur ville de résidence. Si ses clichés revêtent toute la même teinte terne et jaunie, le portrait qu'il dresse des victimes de la crise économique est tout sauf homogène ; on y voit tantôt des fermiers californiens, des immigrés originaires de milieux modestes, des nouveaux pauvres, des parents atteints de troubles mentaux, des toxicomanes, des adultes qui défendent âprement le système américain – et à l'inverse, ceux qui le conchient. JULIE LE BARON

Publicité

RENDEZ-VOUS
Distance
Avant! Records

Pour la première fois de son Histoire, la France a produit un groupe cold-wave qui ne fait pas honte aux Anglais. On retrouve sur le deuxième EP du groupe parisien toutes les couleurs de la new wave, soit surtout du noir et pas mal de nuances de gris. En six titres, Rendez-Vous navigue entre post-punk du Nord de l'Angleterre, cold-wave rennaise, goth-rock, dark-folk, EBM et même jangle pop, sans jamais qu'on ait l'impression d'être coincés dans un juke-box ou dans le cerveau de Lescop. Les mecs maîtrisent leur son et ne font pas baisser la tension des 25 minutes que contient ce disque. Est-ce dû au chant anglais, qui les écarte de cette néo-nouvelle scène pop française qui nous fait tous ramasser depuis quatre ans ? À la radicalité de leurs goûts musicaux qui n'ont pas bougé depuis leurs 16 ans ? À leur capacité à utiliser des thèmes morbides sur des rythmes dansants ? À leur allure, qui leur permet de serrer des meufs de la Mécanique Ondulatoire comme des Bains Douches ? Un peu de tout ça. Le groupe avance à son rythme, a été justement repéré par l'excellent label italien Avant! et s'apprête à faire renouer les jeunes Français avec la mort pour au moins les deux prochaines années
— ROD GLACIAL


TITAŸNA
Une femme chez les chasseurs de têtes
Éditions Marchialy

Il y a 80 ans dans le pays Toraja, récupérer les « eaux » d'un mort pour les mélanger au riz qu'on s'apprêtait à manger ou massacrer des dizaines – voire des centaines – de bêtes en l'honneur du défunt étaient des pratiques tout à fait acceptées. Ainsi, vu depuis le « monde civilisé », le mot « sauvage » était celui qui pouvait définir au mieux ce peuple indigène des montagnes indonésiennes. Aujourd'hui encore, si les inventions du pantalon ou du téléphone portable sont arrivées jusque dans leur antre, les 650 000 Toraja restent en partie animistes. Ces « sauvages » de la « terre des morts », Élisabeth Sauvy, dit Titaÿna, grand reporter, aventurière et aviatrice française, est partie à leur rencontre dès les années 1930. « Jamais entre ces sauvages et moi il n'y eut de difficultés […] [car] je ne suis pas civilisée », relate-t-elle dans son récit Une femme chez les coupeurs de têtes, récemment publié aux éditions Marchialy. Quoiqu'elle finît par mourir oubliée de tous après avoir été accusée de collaboration, Titaÿna mériterait pourtant certainement plus de reconnaissance, tels ses illustres contemporains Albert Londres ou Joseph Kessel. GLENN CLOAREC


UGO TONAZZI
La Grande Bouffe d'Ugo Tonazzi
Éditions Séguier

Désolé de casser l'ambiance, mais chaque jour de notre vie nous rapproche un peu plus de celui de notre mort. Pour Ugo Tognazzi, c'est tombé un 27 octobre 1990, à la même date qu'un autre monstre du cinéma : Jacques Demy. Ça, c'est pour la version officielle car en vrai, la plus fine gueule du grand cinéma italien des années 1960 et 70 avait déjà connu sa petite mort 17 ans plus tôt, sur le tournage de l'inaltérable classique La Grande bouffe. Dans son bouquin, Tognazzi parle de cette atmosphère morbide qui régnait sur le plateau, à mesure que les scènes du film s'enchaînent et que Mastroianni, Piccoli, Noiret et lui-même sentent arriver la fin par la faim. La meilleure recette pour se péter l'estomac façon banquet ? Ça dépend des goûts. Tognazzi en file 21, toutes tirées du film, mais se souvient en particulier de celle qui lui a été fatale : le pâté de canard en croûte. Il précise : « Dans la fiction, je meurs en avalant la dernière cuillerée de ce pâté – dans la réalité j'ai tenté trois fois de me suicider pour n'avoir pas su la confectionner. » Désolé de casser l'ambiance mais à la fin, la nourriture se décompose et les corps sans vie se désagrègent ; il n'y a que les recettes qui leur survivent.
— LÉO BOURDIN