Politiques, tous coupables ?
La question n'est alors pas de savoir qui, du personnel politique au pouvoir médiatique, a fauté le premier, mais comment le fait d'accuser indistinctement la presse, autrefois considéré comme une basse manœuvre crypto-fasciste dangereuse pour la démocratie, s'est transformé petit à petit en un argument de campagne parfaitement normal. Dans tous les cas, l'ironie du sort, c'est que cette banalisation des idées et des tropes de l'extrême droite française a certes fait l'affaire de cette dernière (permettant de légitimer un discours de plus en plus considéré comme acceptable au sein de la population), mais surtout, que ce changement de perspective a surtout entamé fortement la légitimité de la presse, le discours anti-médias-tous-pourris étant, lui aussi, devenu de plus en plus convenable. Comme l'indique l'historien des médias Alexis Levrier dans Libération en novembre 2021, la médiatisation hors-norme du candidat Zemmour à travers l'expansion parallèle de l'empire Bolloré en particulier a contribué à ce mélange des genres sulfureux : « S’il a d’abord mené la carrière assez traditionnelle d’un journaliste politique, il a largement bénéficié, au cours de la dernière décennie, du retour au premier plan d’une presse obsédée par la désignation d’ennemis de l’intérieur ».« Pourquoi est-ce qu'aujourd'hui on invite tant les gens qu'on dénonçait autrefois comme ultra-réactionnaires, racistes, etc… ? Parce qu'ils font parler sur les réseaux sociaux » – Frédéric Taddéï
Rien de nouveau sous le soleil
Par ailleurs, au cours du 19e siècle, il n'est pas rare que les accusations de manipulation des masses par une poignée de médias implantés politiquement (lesquels se font alors les organes de propagande officiels ou officieux de certains partis) se trouvent parfaitement fondées. La « défiance » immémoriale dont on parle aujourd’hui ne vient donc pas complètement de nulle part ; on peut penser par exemple à la campagne de dénigrement d'une violence et d'une malhonnêteté inouïes orchestrée par une coalition de journaux nationalistes contre la réélection du député « bouffeur de curés » Georges Clémenceau en 1893, que la revue Retro News documente dans son numéro de janvier 2022 intitulé « Presse et élections : les liaisons dangereuses ».« À la dégradation de la langue propre au temps sans doute, mais aussi au rachat successif de tous les titres de médias par les avionneurs, grands financiers et autres géants des télécoms » – Aude Lancelin
Idéologie managériale et travail de sape intérieur
Si tout le monde déteste les journalistes, c'est sans doute aussi que le secteur n'a jamais été aussi dévalorisé, et dévalorisant. Pas simple d'être aimé quand on n’aime pas son propre métier
De la crise de représentation...
…à la crise de l'image
Seulement, aujourd'hui, à l'heure des réseaux sociaux et de l'instantanéité de l'accès à l'information, les erreurs se paient cash. Comme lors de la prétendue attaque de l'hôpital de La Salpêtrière par des manifestants le 1er mai 2019, alors que ces derniers étaient juste venus s'abriter des gaz lacrymogènes. Toujours dans Le nouveau monde, dans un texte intitulé « Un journalisme de préfecture », Sophie Eustache cite un journaliste de France Info après les évènements : « C'est le côté parole sacrée de l'Etat, on ne peut pas, même en tant que média, ne pas croire ce que dit le ministre ». L'auteure poursuit : « Un mensonge proféré par le ministre de l'Intérieur lui-même [Christophe Castaner, alors en poste, avait parlé mentionné des « attaques » et des « agressions »] et relayé avec gourmandise par les chaînes de télévision et de radio, France Info en tête. Que les grands médias reprennent sans recul aucun une parole officielle : il n'y a pas là une dérive du système médiatique, mais sa vérité même. » Encore une fois, difficile à ce moment-là de ne pas comprendre la méfiance des populations qui ne voient en « les merdias » qu'un porte-flingue du pouvoir en place. Et tant pis si les médias traditionnels ont aussitôt embrayé pour dénoncer les propos du Premier ministre, le mal était déjà fait. Cet épisode est assez symptomatique de la manière dont on observe le système médiatique aujourd’hui. Selon François Jost, « à la naïveté d'hier a succédé une méfiance systématique ». En somme, on chercherait avant tout la faute chez les journalistes avant même d'écouter ce qu’ils auraient à nous dire. C'est ainsi que l’auteur fait la différence entre méfiance et défiance : « La méfiance ne permettrait pas à un homme de confier ses affaires à qui que ce soit ; la défiance peut lui faire faire un bon choix. En d'autres termes, la méfiance dit ''les médias nous mentent'', ''Médias = Propagande d'état '', ''BFMTV = Fake 24/7'', la défiance met en doute ce qui vient des médias pour éventuellement l'accepter après examen. » On s'en doute, selon Jost, on se situerait plutôt actuellement dans le premier cas de figure.Selon lui, la crise de représentation susmentionnée a amené les Gilets Jaunes à vouloir non seulement être mieux représentés, mais à maudire toute représentation qu'ils ne jugeaient pas à leur avantage. Quitte à parfois virer complotiste et à se tourner vers des médias « alternatifs » les brossant dans le sens du poil, souvent au mépris de toute vérité. La profonde crise de confiance n’est alors plus seulement dirigée en direction des médias, mais envers l'image elle-même : « Sémiologiquement, en dehors de tout contexte, l'image est incapable de nier ce qu'elle montre [...] Il faut s'y résigner : l'individuation des regards opère une métamorphose du vu en vécu, mais elle n'est pas la façon la plus limpide pour comprendre la réalité. Les soubassements esthétiques et idéologiques de la théorie endogène de l'image sont fondés sur des illusions. » Sans point de vue, une image peut signifier absolument tout et son contraire. Ce qui retourne l'argument de la manipulation des masses dans l'autre sens, mais y a-t-il vraiment de quoi s'en réjouir ?Plus largement, cette méfiance ambiante extrême ne risque pas de changer de sitôt. Les derniers signes en la matière ne sont d’ailleurs pas forcément encourageants. Il y a quelques mois, une commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias avait été instituée à l’initiative du PS. Le 1er avril dernier, elle livrait enfin son rapport. Selon un nombre non négligeable d'observateurs, les auditions de Vincent Bolloré ou celles de Bernard Arnault ont été loin d’être probantes, les rapporteurs comme le président permettant aux principaux concernés de dérouler leurs argumentaires sans jamais vraiment être embêtés. Alors qu'il y avait mieux à faire, de nombreux acteurs du secteur dénonçant depuis de nombreuses années « un véritable fléau médiatique, social et démocratique » - et on ne parle pas que d’Acrimed. Qu’importe, parmi les 32 mesures votées, aucune n’a réellement visé, comme l’indique un article de Mediapart, à « freiner les concentrations horizontales du pouvoir, permettant ainsi à des oligarques de racheter des cascades de médias » et mettant sérieusement en danger la pluralité de l’information ainsi que sa qualité. Et alors que se profile une fusion M6-TF1 faisant de plus en plus de Martin Bouygues et de Vincent Bolloré deux prédateurs cathodiques appelés à dévorer le paysage audiovisuel français, cette commission a surtout consisté, comme le dit l’article de Mediapart, à « faire mine de parler d’éthique, mais sans rien rendre obligatoire… ». Ou comme le dirait laconiquement un candidat malheureux à l'élection présidentielle également ouvrier au chômage déjà cité dans cet article : « Le débat démocratique c'est bien, mais c’est pas pour tout le monde. »VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.« Que les grands médias reprennent sans recul aucun une parole officielle : il n'y a pas là une dérive du système médiatique, mais sa vérité même » – Sophie Eustache
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