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Music

Une analyse technique du « Passionfruit » de Drake

Qu'est-ce qui fait du tube pop-house de son album « More Life » l'un des titres les plus brillants du rappeur canadien ? Le groove ? L'émotion ? Perdu : ce sont les accords.

Même si More Life brille par son spectaculaire catalogue de sons et de moods - qui font que cet album de Drake ne ressemble à aucun autre de sa discographie - il s'ouvre avec deux titres rap aussi impeccablement produits que tristement ordinaires. « Free Smoke » et « No Long Talk » sont deux morceaux solides, pas de problème, mais ils n'ont rien de franchement surprenant - on les a déjà entendu avant, sous différentes formes. Il faut attendre le troisième titre de l'album pour que l'étincelle se produise, lorsque l'intro de « Passionfruit » fait voler en éclat la posture de tough guy prise par Drake sur le début du disque et prend tout le monde de court.

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Cette chanson est annonciatrice de plusieurs changements sur More Life – du rap vers la pop, du dur vers le tendre, de l'ancien Drake vers le nouveau Drake – elle tranche énormément avec tout ce que le Canadien a sorti auparavant, pas seulement parce que c'est le titre le plus franchement pop qu'il ait jamais écrit, mais aussi et surtout parce qu'il s'agit, dans la forme, d'un titre totalement hors-normes, porté par une tension émotionnelle comme on n'en avait jamais entendu chez Drake, bien qu'il ait déjà signé des classiques R&B indiscutables, tels que « Marvins Room » ou « Hold On, We're Going Home ».

Que « Passionfruit » devienne un hit ou pas importe peu. De toute façon, le consensus est déjà quasi total sur le génie du morceau, même sur Twitter ce qui est assez rare pour être signalé. En samplant une boucle de Moodymann, légende techno de Chicago, Drake se permet même de rendre service aux DJs flemmards, qui vont devoir rentrer illico le morceau dans leurs playlists, si ce n'était pas déjà fait. Mais ce ne sont pas seulement le groove et l'émotion qui font de « Passionfruit » un classique instantané. Ce sont, comme souvent, les accords de la chanson, tout simplement.

La tonalité de « Passionfruit » est en Si majeur, mais cet accord (qu'on appelle tonique) ne se révèle jamais complètement. Au lieu de ça, le producteur Nana Rogues danse autour de la tonique, en suspension, sans jamais retomber dessus. Ce mouvement constant brouille les pistes : le titre est à la fois chaud, sensuel et euphorique, ce qui lui permet de ne jamais sombrer dans le cauchemar sirupeux où échouent la plupart des titres pop-house. Aucun des accords utilisés par Rogues ne sont des accords parfaits. Ils sont agrémentés d'une septième, chose commune dans la soul (voir « What's Going On » de Marvin Gaye), ce qui les rend moins ouvertement joyeux qu'un accord majeur et moins sombre qu'un accords mineur. En gros, la grille d'accords de « Passionfruit » débute et se termine sur un Mi majeur en septième (qu'on appelle aussi la quarte). Les accords de ce type sont ultra-relax et donnent ce côté très « cocktail-près-d'une-piscine » à « Passionfruit ». Ça n'a rien de nouveau : la dance utilise régulièrement ces tonalités jazz pour leur côté cool, et l'utilisation de la quarte est tellement habituelle dans la pop que c'est limite devenu un cliché.

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La quarte (aussi appelée sous-dominante) est une note puissante parce qu'elle est le point de départ de toutes les directions émotionnelles d'une chanson. De là, vous pouvez descendre de gamme en tonique majeure, ou remonter en mineure, et communiquer une multitude de sentiments, tous très différents. Pensez à des morceaux comme « Call Me Maybe » ou à l'éternel exemple du « Teenage Dream » de Katy Perry. Ils commencent tous deux en sous-dominante et, pourtant, ces titres sont loin d'être immobiles, ils sont bourrés de possibilités et seuls leurs durées respectives les empêchent d'explorer les confins de la partition, parce qu'ils ne succombent jamais à leur tonique, ou alors très brièvement. C'est ça qui les transforme en une race différente de pop, capable de séduire des états d'esprits opposés et de générer des tas d'émotions à la fois.

Drake l'a déjà fait auparavant. « Marvins Room » débute avec une sous-dominante en Fa majeur, enchaîne sur une dominante en Sol majeur, s'emballe, avant d'atterrir sur un La mineur (plus triste, donc) et de conclure chancelant sur une tonique en Do majeur. Certes, ça a l'air compliqué présenté comme ça mais dans les faits c'est très simple : cette suite d'accords est juste l'exacte bande-son du drunk-texting. Parce que ces accords racontent eux-mêmes une histoire, du début hésitant à l'anticipation de la réponse, jusqu'au crush de Drake réalisant que sa cible est atteinte, avant l'issue finale (en gros, se retrouver avec quelqu'un, quelque part, dans un lit). « Hold On We're Going Home » débute, lui, par un second accord ou sus-tonique, ce qui est plutôt rare dans la pop moderne mais presque universel dans le funk et le R&B quiet storm des années 70 et 80. Ces genres ont emprunté cet accord au jazz et à sa cruciale « suite 2-5-1 » que beaucoup de titres de cette époque utilisaient. Des chansons comme « I'm Gonna Love You Just a Little Bit More Baby » de Barry White et « Love Come Down » de Evelyn « Champagne » King jouent avec des sus-toniques sur de (très) longues durées (pour l'époque en tout cas), créant un climat à la fois fébrile et reposant, qui leur donnent un côté très érotique. Le message et l'usage de cette suite étaient extrêmement limpides : ces chansons étaient conçues pour le sexe.

« Passionfruit » ne sonne en rien comme « Marvins Room » et partage seulement un beat 4/4 avec « Hold On », mais il fait partir de cette longue tradition de titres utilisant les accords pour créer un environnement émotionnel capable de laisser totalement de marbre un auditeur, d'en paralyser un autre et de une furieuse envie de copuler au troisième. Ces accords créent une tension car ils n'apportent jamais de solution, mais cette tension est synonyme d'invitation plutôt que d'exclusion. Certes, le rythme joue beaucoup dans la mise en place de ce climat, mais essayez d'isoler ces accords et la nature complexe du morceau vous sautera aux oreilles.

« Passionfruit » est un des clous du spectacle proposé par More Life, et une ligne de plus au catalogue de Drake, preuve que la sensibilité pop du bonhomme est plus que solide. À partir d'aujourd'hui, le Canadien pourrait sortir un album avec douze clones de « Passionfruit » et abandonner entièrement le rap s'il le voulait (ce qu'il va peut-être faire). Et peu d'entre nous iraient s'en plaindre, parce que ses accords nous communiqueraient autant de choses que ses paroles, voire même plus.

_Phil préfère le pamplemousse. Il est sur [Twitter. ](https://twitter.com/philwitmer)_