On a refait le monde avec Kendrick Lamar

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On a refait le monde avec Kendrick Lamar

Dans une longue interview, le rappeur de Compton parle de Trump, d'Obama, d'espoir et de changement.

Cet article a été initialement publié dans le n°350 d’i-D, The Sounding Off Issue, Hiver 2017.

Quand on demande à Kendrick Lamar comment et pourquoi Donald Trump est devenu président de Etats-Unis, il reste sans voix : « Aucune idée… » Et pourtant, peu de gens comprennent l’Amérique aussi bien que lui. Ce dimanche après midi, le rappeur est posé au milieu d’une petite pièce, sombre ; les coulisses du Barclays Center de Brooklyn. Dans quelques heures, il montera sur scène en Nike Air Max argentées, un survêtement marron sur les épaules, griffé du logo TDE pour « That’s Top Dawg Entertainment », son propre label. Il est calme, s’exprime posément, aisément, intensément. Chaque phrase compte et tous les mots sont pesés. À défaut d’être loquace, Kendrick Lamar est profond, perspicace, emprunt d’une brillante sagesse. Alors, comme beaucoup d’Américains, quand il doit s’exprimer sur Trump, ses yeux n’expriment que le choc. « On est tous déconcertés, finit-il par lâcher. C’est une élection qui échappe totalement à notre conscience morale. » Pour l’artiste, la rupture est aussi réelle que violente. Obama n’était pas seulement un Président qu’il respectait et admirait, c’était d’abord un ami, un amoureux de sa musique qui l’invitait à la Maison Blanche pendant son mandat.

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« Je parlais avec Obama à la Maison Blanche, se souvient Kendrick, et il m’a dit ce truc hallucinant : ‘Comment on en est arrivés là, tous les deux ?’ C’était dingue, surréaliste. Nous étions deux hommes noirs, cultivés mais issus de milieux où l’on a tout à fait conscience du plafond de verre qui pèse sur nous. » Il fait une pause, se rappelle un instant de sa grand-mère, morte quand il était encore adolescent. Si un jour elle s’était imaginé un président noir discutant avec son petit-fils entre les murs du Bureau Ovale… « C’est ce qui me rend fou. D’avoir été là-bas, d’avoir discuté avec lui, d’avoir mesuré son intelligence, son influence, non seulement sur moi mais aussi sur toute ma communauté. Ça me rappelle tout le chemin parcouru pour en arriver là, et tout le chemin que nous pouvons encore faire. La simple image d’Obama au pouvoir répand l’idée selon laquelle nous, en tant que peuple, nous pouvons faire ce que nous voulons, atteindre tous nos objectifs. Et que nous avons l’intelligence pour le faire. »

S’il y a bien un point commun entre Obama et Kendrick, c’est qu’ils sont tous les deux partis de rien et ont fini par se hisser au rang de légendes et de modèles à la force de leurs mots, de leur talent oratoire. Dans le Bureau Ovale, les deux hommes se sont assis, ont contemplé l’improbabilité de leurs vies – Comment on en est arrivés là, tous les deux ?Aujourd’hui, ils sont presque devenus des ennemis d’état aux yeux de l’administration américaine. Kendrick Lamar est passé de visiteur d’honneur à persona non grata de la Maison Blanche, et ça lui « retourne le cerveau. »

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« Les principales différences entre Obama et Trump ? La morale, la dignité, les principes, le sens commun. » Alors qu’Obama était un modèle ; Trump parvient difficilement à lui inspirer du respect. « Comment tu peux suivre quelqu’un qui n’arrive même pas à aborder les gens correctement, à leur parler avec compassion et sensibilité ? » Mais finalement, l’ascension de Donald Trump a révélé un nouveau Kendrick. « Je sens le feu qui monte en moi. Une flamme qui me rend encore plus déterminé. »

Et son brasier intérieur doit être plus fort que jamais en ce moment, tant le quatrième album studio de Kendrick, Damn, est un succès commercial et critique sans précédent. Deux millions de copies ont déjà été vendues et les journalistes musique se prêtent à un concours de superlatifs pour qualifier l’opus. Pour Pitchfork, Damn est « un véritable chef-d’œuvre du rap, rempli de beats somptueux, de rimes furieuses, d’une histoire unique et sans égal du destin américain de Kendrick. » Pour saisir la vision de Kendrick pour Damn, il faut imaginer le rappeur demander à ses producteurs : « Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour élever cet album dans une autre dimension, tout en restant nous-mêmes et en se challengeant ? Pour ce qui est du son de l’album, on a voulu sortir un truc dans l’esprit ‘retour vers le futur’ : quelque chose que tu n’as jamais entendu avant, mais que tu as entendu avant. Je ne sais pas si ça fait sens. » Sens ou pas, le milieu du hip-hop semble s’accorder sur le fait que Kendrick Lamar est aujourd’hui le plus grand des MC. Le genre de mec qui peut à la fois remporter un battle contre le compétiteur le plus underground et supplanter les ventes de ses confrères les plus pop. C’est indiscutable, Kendrick est le roi du hip-hop actuel.

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Et l’artiste a d’ailleurs une vie qui sied parfaitement à un roi du hip-hop, si l’on considère que squatter le trône consiste à vivre en ermite dans son studio et consacrer son temps à trouver le beat parfait et la rime ultime. « Il m’arrive de m’isoler totalement du monde pour écrire le couplet parfait, assure Kendrick. Ça ne me dérange pas de passer la journée en studio, le téléphone éteint, ailleurs, parce que j’ai l’impression que c’est ce que je dois faire. J’ai été choisi pour ça, et je ne peux laisser personne m’empêcher d’avancer dans ce sens. » Contrairement à beaucoup d’autres rappeurs, il n’est pas défoncé quand il crée. « J’aime construire ma musique en étant le plus sobre possible. Comme ça, je suis sûr que c’est moi qui créé, et pas simplement la liqueur ! » Si le hip-hop est un jeu, Kendrick est définitivement là pour gagner. « Le hip-hop est un double jeu dans ma tête. C’est à la fois un sport de contact et quelque chose de plus intime et connecté – l’écriture. J’ai grandi en écoutant les battles entre Nas et Jay-Z. Ça, c’est le sport. C’est dans cet exercice que tu peux t’amuser, te lâcher, dire ce que tu veux, comme tu le veux, quand tu le veux. Après il y a l’autre facette : montrer aux gens quelque chose en quoi ils peuvent se retrouver, se connecter. Je suis de nature très compétitive, mais j’ai aussi suffisamment de compassion pour parler du réel. »

« Le hip-hop est un double jeu dans ma tête. C’est à la fois un sport de contact et quelque chose de plus intime et connecté – l’écriture. J’ai grandi en écoutant les battles entre Nas et Jay-Z. Ça, c’était le sport. »

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Quand on lui demande s’il a déjà écrit la rime parfaite, Kendrick répond que le 12 ème morceau de l’album, « Fear », contient ses meilleurs couplets jamais écrits. « C’est totalement honnête. Dans le premier couplet, je raconte tout ce dont j’avais peur quand j’avais sept ans. Dans le deuxième, quand j’avais 17 ans et dans le troisième quand j’avais 27 ans. Ces couplets sont totalement honnêtes. » Une honnêteté qu’il a acquise en travaillant des années durant dans un studio familial, de quoi garder les pieds sur terre, rester humble. « Tu ne peux pas écrire que des choses bien. Même si tu écrit formidablement bien, certains de tes textes seront forcément nuls, ça ne marche pas à tous les coups. Mais la plupart des gens n’ont pas les bonnes personnes autour d’eux pour leur dire quand c’est nul. » Lui a des amis qui n’ont pas peur de lui dire quand ça ne marche pas, et ça fait aussi la différence. « J’ai écrit des des couplets et des refrains horribles dans ce studio, mais toujours avec les bons potes, qui savent me dire ‘c’est de la merde’. Du coup j’ai le cuir solide, ça m’a obligé à retourner en studio, encore et encore, jusqu’à satisfaire et être satisfait. Et petit à petit, tu parviens à te rendre compte de quand tu vas trop loin. J’ai appris à me défier moi-même, à toujours aller plus loin. »

Mais pour Kendrick, conquérir le trône a demandé bien plus qu’apprendre à rimer. Il a grandi à Compton, en Californie, chaudière malfamée qui a avalé plus d’une âme. Un endroit où les gangs, les tueurs et les cadavres ponctuent les avenues, et où le rappeur vivait encore (relativement) récemment. La musique n’était donc pas qu’une porte de sortie, mais d’abord de quoi sauver son esprit. Il a grandi obsédé par Snoop, Dre, Pac, Public Enemy, KRS-One, Rakim, Jay-Z et Kanye autant que par Michael Jackson, Quincy Jones, Prince, Marvin Gaye, The Isley Brothers, Luther Vandross et Malcolm X. « Ses idées sont à la base même de mon approche de la musique, » précise-t-il. C’est la lecture adolescente de The Autobiography of Malcolm X qui a contribué à former Kendrick, l’artiste. « C’est la première connaissance qui m’a permis de construire mon approche de la musique. Je suis partie d’une idée simple, de l’envie de me cultiver et m’améliorer constamment, comme le faisait Malcolm. » Sans la musique dans sa vie, il aurait bien pu se perdre. « Des gens qui avaient réussi dans la vie venaient nous voir pour nous expliquer la différence entre le bien et le mal, mais pour nous, ça ne voulait rien dire. C’est bien de nous dire des choses positives, mais quand derrière on marche dans la rue et qu’on voit quelqu’un se faire éclater la tête, tout ça s’envole par la fenêtre. Et ça fait mal à ta confiance, tu te sens dénigré par le monde. Quand t’es gosse, plus tu vois de violence, plus tu te déshumanises. Les gosses avec qui je traînais, ça les a cassés pour la plupart. Ça les a cassés de se dire ‘Je m’en fous, je vais faire ce qu’il faut pour survivre’ . Moi, avant d’être avalé à 100% par cette violence, j’ai eu la chance de transiter vers la musique. »

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Un peu plus tard cette nuit-là, au Barclays Center de Brooklyn, Kendrick Lamar apparaît, sortant du sol, devant une foule serrée, hurlante d’excitation. Il porte un survêtement jaune à bordures noires qui rappelle la dégaine de Bruce Lee dans Le Jeu de la Mort, et il maîtrise sa scène comme personne. Il domine une arène dans laquelle il évolue seul pendant la majeure partie du concert. Il se déplace d’un bout à l’autre de la scène et son langage corporel suinte la puissance, et la foule ne peut pas regarder ailleurs. Entre les morceaux, Kendrick apparaît aussi sur le grand écran, dans des extraits de The Legend of Kung-Fu Kenny, un court-métrage qu’il a réalisé, inspiré des films de kung-fu des années 1970. Une vidéo pour laquelle Kendrick a pu s’habiller en fonction, mais qui ne se réduit pas à une fanfare de costumes pittoresques et qui en dit beaucoup de l’identité profonde du rappeur. Dans ces films, on retrouvait souvent une certaine obsession de l’aptitude, de la progression, de la démonstration de la maîtrise technique et du combat intérieur qu’il fallait gagner pour exceller dans sa discipline martiale. On retrouve là-dedans ce qui fait le sel de Kendrick en tant qu’artiste : une concentration à toute épreuve, une envie constante de progresser, d’évoluer, de montrer à tous son talent et ses compétences, son envie de grandeur. Quand on lui demande quels sont ses mots préférés, en plus de « perspective », Kendrick Lamar répond « discipline ». « J’adore ce mot, parce qu’il dit qui tu es vraiment. Il y a tellement de vices dans le monde, et notamment dans l’industrie du divertissement. Tu y es constamment exposé. Tout ce dont tu as besoin, tout ce que tu veux est mis devant toi, dans ta tronche. Mais arrives-tu à te discipliner quand les caméras ne sont plus là ? Quand la lumière s’éteint ? Ça m’inspire, les moyens qu’on trouve pour se retenir, se contrôler. Ça montre qui on est vraiment. Savoir se contrôler, c’est le pouvoir ultime. »

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Kendrick continue d’apprendre à se contrôler, en méditant tous les matins. « J’ai besoin de 30 minutes par jour pour réfléchir, prendre le temps de regarder le moment. Dans ce business, tout va trop vite. Les années passent comme des mois, parce que tu bosses et tu prévois les six mois d’après et l’année suivante. Alors j’ai simplement besoin de m’asseoir, parfois, et d’observer ce qu’il se passe pendant ces 30 petites minutes. » Sa pratique de la méditation l’aide à acquérir la perspective nécessaire, son « mot préféré ».

« Je suis un être humain, une personne avec une famille et ses propres difficultés. Mais il faut que je donne au monde. C’est ma responsabilité. Ce n’est pas un job ou un loisir. C’est ce que j’ai à offrir au monde. »

Mais il vit toujours dans l’Amérique de Trump, où le racisme devient de plus en plus manifeste, fréquent et violent. Certains de ses opposants ont fait de « Alright » un hymne et Kendrick sait toute la puissance du titre. « Je dirais que c’est l’un de mes meilleurs morceaux, parce qu’il donne à ces gamins une voix en leur transmettant l’idée qu’ils peuvent changer la donne. Ils sortent, ils passent à l’action et font de grands discours même si ça reste à l’intérieur de leurs communautés et que ça ne dépasse pas leurs cercles d’amis. Ils veulent faire la différence. » Ressent-il une forme de responsabilité à cet égard ? Sent-il peser le poids de la communauté sur ses épaules ? « C’est évidemment une responsabilité, reconnaît-il . Je suis un être humain, une personne avec une famille et ses propres difficultés personnelles. Mais il faut que je donne au monde. Je crois que j’ai la responsabilité [d’apprendre] de mes erreurs et de [faire partager] ma connaissance et ma sagesse. Je ne prends pas ça comme un job ou comme un loisir, il s’agit vraiment de ce que j’ai à offrir au monde. »

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À l’instar de la pop culture, la communauté de Kendrick a également bénéficié de son succès : il a aidé une douzaine de ses pairs à trouver du travail pas seulement pour « faire de l’argent » mais pour « gagner leur vie ». « Tu installes des YMCA à l’intérieur de ta communauté et tu donnes un emploi à des gens qui ne pourront être embauchés nulle part ailleurs. Tu crées les opportunités, et c’est ce à quoi je m’attelle personnellement. Parce qu’une fois que je mets le pouvoir entre leurs mains, ils sont en mesure de le mettre entre les mains de quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Les gens n’arrivent pas à croire que les choses peuvent changer de cette manière. Mais il faut bien commencer quelque part. » Dr. Dre, Venus et Serena Williams participent aussi à la vie de Compton, tandis qu’Aja Brown, la maire de la ville âgée de seulement 35 ans, fait en sorte que le changement ait vraiment lieu. « Cette génération jouit d’opportunités dont la mienne était privée », remarque-t-il, ajoutant qu’être présent au sein de ces communautés confère un réel pouvoir. Cela ne suffit pas de faire des dons, d’écrire des chansons puissantes ou de tweeter des messages bienveillants, il faut prouver ses bonnes intentions. « Il y a beaucoup de gens qui ont peur de leurs propres pairs : la culture des gangs est toujours présente, mais on ne peut pas céder à la peur. Il faut être là, montrer sa confiance, pas seulement en soi-même mais aussi en son voisinage. Les gens cherchent une raison pour vous détester. Ne la leur donnez pas. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est une transformation de nous, nous n’avons pas peur de notre histoire. Et cette idée est sur le point de se transmettre. »

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Nous sommes nombreux à vouloir le changement mais comment une révolution structurelle peut-elle se produire ? Est-ce que « Alright » n’est qu’une chanson ou y-a-t-il quelque chose de plus derrière ? Kendrick promet que ça va aller mieux, mais comment ? Comment fait-on pour aller bien dans un pays aussi fou ? « J’en reviens toujours à la communauté, dit-il. C’est aussi simple que ça. Parce que je vois ces gamins grandir sans père, et ils ne savent pas qu’ils valent mieux que l’environnement dans lequel ils grandissent. Aller bien revient simplement à leur donner cette confiance. Leur faire savoir que je viens du même endroit qu’eux, et qu’ils peuvent incarner une forme de changement. » Kendrick Lamar sait qu’il est un artiste à même de changer le monde et c’est exactement ce qu’il a l’intention de faire. « Quand je ne serai plus là, je pourrai reposer en paix en sachant que j’ai contribué à faire évoluer les esprits.. »

Credits

Texte Touré
Photographie Craig McDean
Direction mode Alastair McKimm

Grooming Francelle Daly, Art and Commerce. Assistance photographie Nick Brinley et Maru Teppei. Technicien numérique Nick Ong. Assistance stylisme Sydney Rose Thomas et Madeleine Jones. Assistance grooming Ryo Yamazaki. Production Gracey Connelly et Dyonne Wasserman.

Kendrick porte des vêtements Prada.

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