Le nationalisme serbe au festival de trompette de Guča

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Le nationalisme serbe au festival de trompette de Guča

Guča attire des musiciens des Balkans renommés à l’international et un nombre non négligeable d’habitants d’Europe de l’Ouest. Mais, au cours de cette semaine de festivités turbofolk, les participants occidentaux ne semblent pas remarquer le...

(Photos : Anna Y. Loshkin)

Il est à peine neuf heures du matin et les premiers vuvuzelas résonnent déjà dans la ville. Des jeunes mecs sans tee-shirt ont déjà bu leur première bière de la journée. Les retardataires aux yeux humides, se bousculent dans les supérettes du coin pour un paquet de cigarettes ou une bouteille de rakija, une sorte de cognac à la prune qui coule à flots dans la ville. Nous y voilà enfin, au célèbre festival de trompette de Guča, en Serbie, qui réunit trompettistes, orchestres tsiganes, amateurs de musique des Balkans et jeunes Tchetniks – la toute nouvelle incarnation du nationalisme serbe.

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Parmi un tas de tee-shirts à message de type « Sauvez l’eau, buvez de la bière » ou « A blow job is better than no job », il y en a un qui se démarque : il s’agit d’un portrait de l’ancien président serbe, Slobodan Milošević, avec en légende « Votre armée vous attend ». Milošević est particulièrement connu en Serbie pour le rôle qu’il a joué dans le nettoyage ethnique de la région lors de la guerre de Yougoslavie, dans les années 1990. Sur un autre tee-shirt, on peut lire : « Vous savez, il y a des gens pires que moi. » Et tout ça n’a rien d’ironique. Les gens gambadent à travers la ville avec des inscriptions telles que « merci à Dieu de m’avoir fait serbe », « les Tchetniks serbes » ou « pays de champions » sur leur tee-shirt. Quelques-uns en portent des noirs avec pour motif une tête de mort posée sur deux os entrecroisés accompagnés de « Crois en Dieu – La liberté ou la mort » avec une typographie genre caractères liturgiques slaves. Ils portent aussi des chapeaux de l’Armée de terre ornés d’un aigle à double tête eux-mêmes ornés d’une couronne royale. Bienvenue au pays des Tchetniks.

Chaque année, en août, plusieurs centaines de milliers d’étrangers se rendent à Guča, un paisible petit village de 3 000 habitants au centre de la Serbie. Guča, que le Guardian définit comme « Le plus grand et le plus badass des festivals d’été », attire des musiciens des Balkans renommés à l’international et un nombre non négligeable d’habitants d’Europe de l’Ouest. Mais, au cours de cette semaine de festivités turbofolk, les participants étrangers ne semblent pas remarquer le nationalisme à peine voilé – à moins qu’ils ne soient trop bourrés pour s’en soucier.

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Tout avait commencé si innocemment en 1962, quand une brochette de trompettistes s’est réunie pour un goûter commun à Guča, un village bucolique dans la région de Dragačevo, à quelques heures au sud de Belgrade. À cette époque, les Croates, les Monténégrins, les Kosovars, les Slovènes, les Macédoniens, les Serbes et les Bosniaques ne formaient qu’une belle et grande nation hétérogène, la Yougoslavie, sous la houlette de Tito.

Aujourd’hui, tout a changé. À la suite des sanglants événements des années 1990, la Yougoslavie s’est disloquée en 7 pays. En 2001, un semblant d’élan démocratique a conduit Milošević à démissionner et Zoran Djindjić, le leader de l’opposition, à être élu. Milošević a atterri à La Haye pour crimes de guerre, et Zoran Djindjić a été assassiné deux ans après son élection, et avec lui, l’espoir de voir la Serbie s’engager dans des relations apaisées avec ses voisins.

Depuis l’élection du nationaliste Tomislav Nikolić en mai de cette année à la présidence de la Serbie, beaucoup craignent que la Serbie ne choisisse non pas l’Union européenne mais la régression en matière de revendications ethniques et de carnages sanguinaires. La récente nomination d’ Ivica Dačić au poste de Premier ministre a créé un certain malaise compte tenu des liens étroits que ce dernier entretenait avec Milošević.

L’atmosphère de Guča est en adéquation avec le paysage politique actuel. « Il y a une différence entre être patriote et être nationaliste. Pourtant, la plupart des jeunes gens ici ne font pas la différence, et ça dérive vers du racisme pur et simple » explique Margita, une adolescente de 19 ans, originaire d’une petite ville de la région. Il y a effectivement une forme de naïveté, d’innocence qui se lit sur les visages de ces jeunes garçons et filles qui chantent fièrement des hymnes à la gloire de la grande Serbie enroulés dans des drapeaux serbes. Ils font tous le salut des trois doigts, le pouce, l’index et le majeur en l’air, et les deux autres repliés sur la paume. Il s’agit ostensiblement d’une référence à la Sainte Trinité – le Père, le Fils et le Saint Esprit. Mais, comme beaucoup de choses qui touchent l’ex-Yougoslavie, ce salut est controversé. Les Bosniaques et les Croates le considèrent comme insultant, une provocation en soi, étant donné qu’il était utilisé par l’armée serbe, celle qui a massacré leur peuple. À Guča, tout le monde fait ce signe aux passants, aux appareils photos ou à ses amis. Tout comme la croix que l’on retrouve autour de tous les cous, c’est devenu un symbole de la fierté serbe.

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Depuis les années 1990, l’iconographie tchetnik est devenue synonyme de nationalisme serbe. Ce mouvement est lié aux massacres, viols, et tortures qu’ont infligés les Serbes lors des guerres de Yougoslavie. Dans leurs témoignages au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye, les victimes de ces exactions assimilaient les forces Serbes aux Tchetniks. Une femme musulmane témoigne : « Le 25 mai, les Tchetniks ont attaqué notre village, qui était un village musulman, et dès le 31 mai, tous les hommes avaient été déportés dans un camp de concentration… Ils ont commis des crimes de masse, pillé et brûlé nos maisons, séquestré des femmes, des personnes âgées ainsi que des enfants, pour ensuite les brûler vifs. »

Les Tchetniks – un mot qui veut dire « milice », en gros – ont commencé comme une guérilla monarchiste au début du XXème siècle. Ces résistants royalistes ont pris les armes après l’expulsion de la famille royale lors de la seconde guerre mondiale, collaborant tantôt avec les Alliés, tantôt avec les forces de l’Axe, combattant aux côtés des nazis. Juste après la seconde guerre mondiale, Tito a pris les rênes du gouvernement communiste de Yougoslavie, et le leader des Tchetniks, Draža Mihailović, a été reconnu coupable de trahison et exécuté.

Pendant plus de 30 années, Tito a su maintenir un fragile équilibre en Yougoslavie entre les alliés des deux côtés du Rideau de fer. Après sa mort en 1980, le sentiment nationaliste a commencé à s’intensifier. Dans le livre The Fall of Yugoslavia, publié en 1992, Misha Glenny, expert des Balkans, écrit : « La renaissance du nationalisme serbe, via les Tchetniks, a été l’une des conséquences les plus effroyables et terrifiantes de l’effondrement du communisme en Serbie et Yougoslavie. Cette tendance, qui se nourrit d’actes d’une barbarie inqualifiable, dresse le tableau parfait de tout ce qui est irrationnel et inacceptable dans les Balkans. »

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Slobodan Milošević avait attisé la haine religieuse et ethnique dans son discours de 1989, lors du 600ème anniversaire de la bataille du Kosovo ; c’est lors de cette bataille que le tsar serbe Lazar a combattu les Ottomans en 1389 et est mort en héros. Malgré la défaite serbe et les 500 années de domination ottomane et autrichienne sur ce territoire qui ont suivi, le site est encore sacré. C’est le lieu de naissance de l’identité serbe, et le tsar Lazar est considéré comme un martyr par son peuple.

À Guča, de jeunes gens de la campagne et des villes se réunissent pour écouter des airs de trompette, danser sur des chansons folkloriques et crier des slogans à la gloire de la Serbie. Des cris belliqueux, du genre « Le Kosovo nous appartient pour toujours » s’élèvent depuis les campings, les parkings et les groupes rassemblés autour de la statue du Trompettiste d’Or sur la place principale.

J’ai rencontré Jovan et son jeune fils devant le centre culturel de Guča, où ils prenaient un bol d’air frais loin de la chaleur et de la foule. Son fils s’est assis à côté de moi, il tenait dans les mains un AK 47 en plastique. « Je suis allé aux États-Unis. J’ai aimé Miami mais je n’aime pas la politique que vous menez », a-t-il crié afin que je l’entende malgré le concert de musique religieuse qui se donnait juste à côté de nous. Les attaques serbes contre les Albanais du Kosovo avaient provoqué la réaction de l’OTAN, qui a bombardé Belgrade en 1999. Même si les sanctions ont été levées en 2005, la haine de l’Occident est toujours présente, et forte. Jovan m’a montré ses tatouages ; un énorme portrait du tsar Lazar lui recouvrait l’épaule droite et le biceps, et sur son dos, un tatouage mettant en scène une jeune fille kosovare réconfortant un soldant mourant. Cette scène est issue d’un poème serbe légendaire, et j’ai pu apercevoir beaucoup de ces tatouages à Guča. Sur celui de Jovan, Lazar est à cheval, et il porte un bouclier orné d’un blason avec pour inscription : Само Слога Србина Спасава, ce qui signifie « Seule l’union sauve les Serbes ». Le même blason décore le drapeau de la Serbie.

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Du haut d’une colline, je regarde les jeunes hommes s’enfoncer dans une sorte de frénésie en poussant la chansonnette. La session de chant dure depuis près d’une heure, et l’auditoire entretient son entrain à coups de bières. Un peu plus au sud, un van crache de la musique folklorique traditionnelle. Un groupe de mecs a installé un campement autour du van, dans un coin convoité du terrain, puisque tous les passants se retrouvent exposés à leur musique. Miroslav, le leader du groupe, m’invite à boire une bière et m’explique que lui et ses acolytes sont venus spécialement d’une enclave serbe au Kosovo pour participer à ce festival.

Il est encore tôt dans l’après-midi, et mis à part l’expression amère qui se lit sur le visage d’un type à la tête bandée et à l’œil au beurre noir, la fête n’est pas près de toucher à sa fin. La foule se déhanche au rythme de la musique, l’un d’eux est même monté sur le toit du van. Il est torse nu, un peu bourré, et autour de son cou est entortillée une grosse chaîne à laquelle pend une croix. Miroslav me dispense un cours dans un anglais approximatif, ce qui donne, en français : « L’Amérique ne comprend pas la menace des Albanais. Ce sont des terroristes, comme en Irak. Mon frère a été tué à la guerre là-bas. Le Kosovo est Serbe ! » et aussi : « Les Albanais sont des trafiquants d’organes. »

Des douzaines d’orchestres de trompettistes jouent et concourent pour des prix à Guča, mais c’est principalement les « orkestars » tsiganes qui font guincher la foule dans les rues de la ville, et qui jouent la sérénade aux gens attablés dans les bars et les restaurants en échange de quelques piécettes. Ironiquement, ces mêmes tsiganes peuvent se mettre à jouer des chansons nationalistes pour un auditoire qui en redemande. Par un curieux détour du destin, une mélodie juive traditionnelle, « Hava Nagila », est devenue une sorte d’hymne à Guča, et je l’entends un nombre incalculable de fois, au moins autant que « Kalachnikov » et « Gas Gas » de Goran Bregovic.

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« Guča, c’est une semaine spéciale », affirme Miroslava, une beauté franco-serbe qui sort avec le trompettiste d’un groupe tsigane depuis un an. Elle ne l’a pas encore avoué à sa famille, et lui non plus d’ailleurs. « On est comme Roméo et Juliette. Ma famille ne voudra jamais que je devienne tsigane, et pour ses proches à lui, il est hors de question qu’il épouse une Serbe. »

Depuis le démantèlement de la Yougoslavie, les Serbes se sont approprié la gloire de leur passé monarchiste. Bien que depuis 1990, la Serbie a perdu les quatre guerres qu’elle a elle-même démarrées, ses habitants s’obstinent à croire en la grandeur de leur pays, même près de quinze ans plus tard. « En Serbie, il s’agit de choisir son camp », me confie Margita.

Mes amis de Belgrade me disent que les adorateurs nationalistes de turbofolk vont à Guča mais que les gens civilisés, eux, vont à Niš, une ville toute proche où se déroule au même moment le Festival jazz international. Dans cette région fragmentée où évolue une population hétérogène, une telle division représente une véritable menace pour la stabilité du pays. Est-ce que ce nationalisme affiché à Guča est une sorte d’effet de mode, une envie de se sentir appartenir à quelque chose ? Peut-être. Ça pourrait simplement être une passe comme une autre pour des adolescents. Mais cette forme de transgression juvénile a été légitimée par le nouveau gouvernement serbe.

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