C’est indéniable, Silk Road était un véritable monstre. La justice américaine considère que les quelques 200 millions de dollars de substances illicites qu’il a permis de distribuer ont tué au moins six personnes. Les commissions sur ces transactions auraient rapporté treize millions de dollars à Ross Ulbricht, qui a également été accusé d’avoir commandité six meurtres pour protéger son affaire. Cependant, le comité de soutien de cet étrange criminel affirme qu’il ne tournait pas pour l’argent : ce sont ses idéaux libertariens qui l’auraient poussé à créer Silk Road, pas l’appât du gain. Ainsi, dans la lettre qu’il a adressée à la juge avant sa condamnation, Ulbricht explique :« Il doit être clair que le mépris de la loi ne sera pas toléré. Il doit être clair que personne n’est au-dessus des lois – qu’importe son éducation ou ses privilèges. Tous sont égaux face à la loi. Il doit être clair que l’on ne peut pas administrer une opération criminelle, ni minimiser ce crime au motif qu’il a eu lieu sur Internet. »
« La mission de Silk Road devait être de donner aux gens la liberté de faire leurs propres choix, de chercher leur propre bonheur, de la manière qui convient à chacun. Cela s’est changé, notamment, en un moyen bien commode de satisfaire sa toxicomanie. […] Bien que je croie toujours que les gens ne devraient pas être privés du droit de faire ce choix en leur âme et conscience, je n’ai jamais cherché à créer un site qui leur offrirait un nouveau moyen de nourrir leurs addictions. »
Il est vrai que les opérations de police contre la cybercriminalité sur le dark web se sont multipliées depuis 2013. Elles sont de plus en plus perfectionnées, de plus en plus ambitieuses. La légende d’inviolabilité de Tor en souffre méchamment. Fin 2014, l’opération « Onymous » aboutit à l’arrestation de 17 personnes dans 17 pays et la fermeture d’au moins 27 marchés noirs. Apparemment décidés à écraser le sentiment d’impunité qui règne dans les marchés noirs, les enquêteurs et juges du monde entier étrillent aussi les particuliers : en 2015, un salarié anglais prend cinq ans de prison ferme pour avoir tenté d’acheter un 9mm et des munitions. Le vendeur qu’il avait choisi de croire était en fait un enquêteur.Longtemps, les malfrats du dark web ont compté sur le manque de connaissances techniques des policiers pour mener leurs petites affaires. Pourtant, pas besoin d’être un hacker pour s’infiltrer dans un marché noir et cueillir les malchanceux. Le spectre de ces indicateurs aggrave la paranoia des vendeurs comme des acheteurs.Les mois passent et de nouvelles rumeurs achèvent d’enflammer les esprits du milieu. Les enquêteurs ne se contenteraient plus de saisir les sites criminels pour les mettre hors-ligne : à la place, ils continueraient de les faire tourner dans l’ombre pour obtenir le plus d’informations possibles sur leurs utilisateurs. Ces on-dit, lancés par le hack de la plateforme pédopornographique Playpen par le FBI en 2015, seront confirmés en 2017 avec l’infiltration-fermeture du dark market Hansa. La même année, la police australienne annoncera qu’elle a géré le forum pédophile Childs Play pendant onze mois, allant jusqu’à diffuser des images illégales pour ne pas éveiller les soupçons de ses utilisateurs.« Longtemps, les malfrats du dark web ont compté sur le manque de connaissances techniques des policiers pour mener leurs petites affaires »
Ce glissement vers une plus grande facilité d’utilisation n’est pas le seul lien entre dark et clear web. Tor fait de plus en plus office de refuge pour ceux que le patrons du réseau « classique » ne veulent plus tolérer. Le site néonazi The Daily Stormer et le forum 8chan se sont brièvement installés sur le dark web après avoir été expulsés par leurs hébergeurs. Les individus qui fréquentent ces sites méprisent souvent le web surfacique, qu’ils perçoivent comme rongé par le politiquement correct et gardé à coups de trique par Facebook et consorts. Ainsi, l’intolérance croissante des gardiens du clear web pour les « discours haineux » risque d’envoyer toujours plus d’internautes pas forcément fréquentable vers le dark web, qu’ils rendront plus actif, et donc plus attrayant, tout en devenant plus difficiles à suivre.Ce lent rapprochement des réseaux apparaît aussi dans les initiatives de certains grands noms du clear web. Facebook, DuckDuckGo et Wikipédia, entre autres, disposent tous d’une adresse en .onion pour des raisons de confidentialité et de contournement de la censure – exactement ce que défend l’organisme en charge de la promotion de Tor, le Tor Project, depuis sa création en 2008.Malfrats, internautes lambda, parias et barons du clear web, tout le monde a désormais une bonne raison de rejoindre Tor. Certains cherchent plus de liberté, d’autres un plus large public, d’autres plus d’intimité. Dans tous les cas, ces quêtes révèlent les failles du web surfacique, toujours plus centralisé, contrôlé, abusif et vénal. Même son concepteur, Tim Berners-Lee, trouve qu’il est devenu une machine infernal. Le dark web a ce qu’il faut pour nous permettre de tout recommencer en mieux. Et s’il échoue, qu’importe : un autre sera là pour prendre sa place en s’inspirant de ses erreurs, comme un dark market. Après tout, les criminels ont toujours été de grands défricheurs de réseaux.VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.« Malfrats, internautes lambda, parias et barons du clear web, tout le monde a désormais une bonne raison de rejoindre Tor »