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Le numéro De l'autre côté du miroir

Comment la musique est devenue sobre, de Minor Threat à Lil Yachty

Les musiciens revendiquent de plus en plus le fait de ne pas se défoncer la tête et de traîner avec des morts-vivants.

Cet article est extrait du numéro « De l'autre côté du miroir ».

À quand remonte la revendication d'une sobriété totale dans la musique pour jeunes ? Elle est vraisemblablement récente. De tous les mouvements qui se sont succédé avant les années 1980, peu ont abordé le sujet – les révoltes étaient évidemment ailleurs. Le rock était une musique de soûlards ; la pop était l'apanage de hippies qui planaient ; les mods gobaient des pilules ; le punk sniffait de la colle ; la new wave sniffait de la coke ; le heavy metal sniffait tout ; le rap a pu avoir des chantres de la lutte contre les ravages de la drogue et l'endormissement des masses par le hasch, mais il n'a jamais vraiment fait vœu d'abstinence, loin de là. Que nous reste-t-il, aujourd'hui ? Pas grand-chose. Certes, quelques illustres personnalités du rock comme Jonathan Richman (et son hymne « I'm Straight ») ou Ted Nugent (qui se targuait de jamais se défoncer avant de monter sur scène) avaient lancé de premières pistes. En tous les cas, avant la première vague straight edge lancée inconsciemment par le groupe Minor Threat en 1981 via un genre naissant, le hardcore, aucun punk ni aucun rocker n'aurait eu le culot de lancer à son public : « Je suis une personne comme toi, mais j'ai autre chose à foutre que de me défoncer la tête et de traîner avec des morts-vivants. »

Tout d'un coup, face à la volonté de ces jeunes branleurs qui rompaient avec le culte du rock, la vieille sentence « sex, drugs & rock'n'roll » était devenue franchement grotesque. Mais les kids ont ensuite grandi, et comme souvent passé 21 ans, les affres de la vie quotidienne les ont rappelés à l'alcool social et à la drogue récréative. Le mouvement, qui n'avait trouvé qu'un faible écho sur la côte Est américaine, et dans quelques îlots sobres de Californie ou du Midwest, n'a explosé que lors de sa deuxième vague, à la fin des années 1980 – notamment avec des groupes comme Youth of Today ou Judge, et le label Revelation Records qui a popularisé le hardcore et le straight edge jusqu'en Europe et en Asie. C'est aussi dans les années 1990 que le mouvement connaîtra ses dérives les plus extrêmes, que ce soit via le véganisme (summum de la pureté du corps et de l'esprit) ou la violence, certains « gangs » n'hésitant pas à agresser ceux qui fumaient ou qui se droguaient aux concerts et dans la rue. C'est aussi sur cette période que certains ont associé le mouvement à une secte ou aux préceptes du rock chrétien, même si aucun gourou ne s'est jamais barré avec la caisse.

Aujourd'hui, il semblerait que le straight edge, ou du moins son message, soit enfin sorti du strict champ du hardcore pour rejoindre d'autres sphères. Alors qu'un chanteur anglais (issu du groupe pop punk As It Is) publie carrément des vidéos pour expliquer aux jeunes pourquoi il a choisi de rester clean, des études universitaires démontrent que les ados se défoncent de moins en moins depuis des années – les résultats montrent même que la moitié des campus a choisi le camp de la sobriété. Plus étonnant encore, les raves et les soirées techno ont désormais leurs danseurs sobres, comme Bradley Gunn, un Anglais qui a réalisé un film cumulant des milliers de vues sur son expérience de clubber clean. Dans la foulée, nombre de DJ avouent maintenant mixer sans mélange de stupéfiants, et ce depuis des années. Qu'est-ce qui se passe, au juste ?

On mettra de côté les reborn artists type Miley Cyrus vendant une nouvelle virginité aux médias mainstream, car il est facile de taper sur la drogue quand on est célèbre, surtout si c'est à la mode. À ce compte-là, un spectacle des Enfoirés peut aussi être considéré comme straight edge. Bref, ne nous égarons pas et concentrons-nous sur un phénomène récent et très amusant : l'appropriation culturelle du hardcore straight edge par le rap. Que ce soit Earl Sweatshirt posant avec un t-shirt Youth of Today ou A$AP Ferg tournant son clip dans un mosh pit, les rappeurs américains post-trap semblent avoir trouvé un nouveau souffle avec le hardcore. OK, ils font sans doute ça pour se marrer puisque désormais, toutes les scènes musicales se valent et s'imprègnent entre elles, mais il faut avouer qu'ils sont plus excitants que ce bon vieux Promoe, leader du groupe de rap suédois Looptroop et vegan straight edge revendiqué, ou que les rappeurs de l'écurie Anticon, qui gravitaient autour du straight edge au milieu des années 2000.

Le dernier exemple en date confirme ce changement. Lil Yachty, un des rappeurs américains les plus en vue du moment, emploie fréquemment le terme straight edge et revendique continuellement sa non-consommation de drogues et d'alcool – au même titre que ses camarades Tyler the Creator ou Vince Staples, qui ne veulent pas détruire leur créativité avec ces conneries. Mais ce qui les rapproche encore plus du Minor Threat d'il y a 35 ans et de l'esprit hardcore, c'est que ces rappeurs sont à l'image et à la hauteur de leurs fans, ils ont le même âge et aiment les mêmes choses, et leur message a d'autant plus d'impact. À l'heure où je vous parle, le dernier morceau de Lil Yachty est sorti et s'intitule « X-Men », ce qui ne peut que nous laisser rêveurs quant au futur du rap straight edge.