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Culture

Et si le plus grand film sur la banlieue américaine montrait des vieux baiser des poubelles ?

Sorti il y a près de dix ans, « Trash Humpers » d'Harmony Korine est une immense escroquerie pour certains. Pour d'autres, c'est une œuvre unique et insensée.
Images tirées de "Trash Humpers" d'Harmony Korine, 2009

Cet article est publié dans le cadre de la rétrospective sur Harmony Korine organisée au Centre Pompidou du 5 octobre au 6 novembre.

Comment expliquer, déconstruire, faire l'exégèse d'une œuvre – n'importe laquelle, d'une symphonie de Beethoven à la dernière immondice de Damien Hirst – lorsque son créateur n'a rien à vous répondre ? Comment justifier la mise en avant d'un gang de vieillards sadiques s'attachant à détruire tout ce qu'ils croisent quand un réalisateur se contente d'affirmer qu'il a suivi ce qu'il croyait être juste ? Comment, au fond, faire son taf de critique quand le cerveau à l'origine de multiples coïts entre des octogénaires et des boîtes aux lettres, des poubelles, et des arbres n'a rien à dire d'autre que : « C'est comme ça. » Voilà, en gros, ce qu'ont dû affronter les journalistes ayant interrogé Harmony Korine au sujet de Trash Humpers, quatrième long-métrage du scénariste de Kids, héraut de la contre-culture cinématographique américaine des années 1990 et 2000 – avec Chloë Sévigny, Larry Clark, ou encore Gregg Araki.

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Trash Humpers n'a rien d'un mystère, de celui qui enveloppe les films de David Lynch – du genre, « que symbolise la boîte bleue ? », « pourquoi les lapins ? ». Trash Humpers, c'est tout simplement l'histoire d'un troisième âge ayant mal tourné, de vos grands-parents pris dans la solitude d'une banlieue pavillonnaire et qui, plus en état de donner naissance à n'importe quoi – œuvre d'art, enfant, idée, conviction – se mettent à tout défoncer pour leur plus grand plaisir, tout en se débarrassant de leur surmoi emmerdant pour mieux baiser des prostituées – quand il ne s'agit tout simplement pas d'assassiner des gens pour rire. Et donc, à première vue, Trash Humpers pourrait n'être qu'une énième variation sur le thème du « choquer pour choquer », qui réunit des œuvres plus navrantes les unes que les autres : The Human Centipede, le plug anal de McCarthy, les « performances » de Milo Moiré.

Pris dans un tourbillon de postmodernité qui pousse certains à avancer que toucher le vagin d'une femme dans la rue avec son consentement est une belle réponse au patriarcat phallocrate, Harmony Korine pourrait n'être qu'un type navrant parmi d'autres, une énième figure contre culturelle ayant été phagocytée par l'industrie cinématographique. « Travail creux de hipster » selon le critique Mike D'Angelo, Trash Humpers est un long-métrage aux allures de mockumentary, un machin tourné en VHS en quelques jours, monté à la va-vite et parfois les yeux bandés, sans scénario évident, un objet unique qui a connu plusieurs vies, des égouts de l'Internet de la fin des années 2000 – Netflix avait refusé sa diffusion – aux atours arty du Centre Pompidou en 2017. Et, une fois son énième visionnage terminé, toujours la même question, lancinante : Korine est-il un immense escroc, un usurpateur de Jackass à la sauce branchouille, ou un type sincère qui se nourrit de ses affects ? On se permettra de choisir la sincérité.

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Parce qu'en effet, Trash Humpers ne sort pas « de nulle part ». Cette odyssée banlieusarde de retraités tortionnaires et dégueulasses – ces « baiseurs d'ordures » – a vu le jour lorsqu'Harmony Korine a lié les réminiscences d'une promenade nocturne avec son chien dans les ruelles de Nashville, au cours de laquelle il est tombé sur un tas de déchets qu'il a immédiatement jugés anthropomorphes – et donc baisables –, aux vestiges de son enfance, toujours à Nashville, quand un groupe de vieux vicelards rôdaient dans les rues et faisaient tout pour observer les habitants à travers leurs fenêtres, tout en se frottant les uns aux autres.

Trash Humpers a germé dans un cerveau qui fonctionne par fusion, un cerveau qui, s'il n'était pas occupé à déclarer deux-trois choses évasives à des journalistes en quête de sens, verrait sans mal qu'en son for intérieur, tout a à voir avec le cadavre exquis, l'association dadaïste – comme Korine le révèle (peut-être involontairement) dans une vidéo qui vaut toutes les interviews.

Adolescent solitaire, le cinéaste a rapidement connu la gloire en écrivant le scénario du Kids de Larry Clark. Très vite, il a tourné Gummo, puis Julien Donkey-Boy, à l'esthétique « Dogme95 » assumée. Puis s'ensuivit une longue disparition, encore peu documentée, où Korine aurait, selon ses dires, passé son temps à « tondre des gazons et utiliser des armes à feu », tout en vivant « entre la France et l'Amérique du Sud ». Puis il y eut Mister Lonely, projet plutôt « lisse », qui a presque mécaniquement engendré Trash Humpers, œuvre d'un névrosé qui hait plus que tout la « haute définition, où tout semble incroyablement net », comme il l'a déclaré à Vulture.

Certains – les plus convaincus – se sont empressés de rapprocher cette comédie d'un genre particulier des autres grandes œuvres banlieusardes des trente dernières années : Happiness, American Beauty, pour ne prendre que les plus reconnus. Pourtant, et c'est sans doute ça qui finit par convaincre que Trash Humpers n'est pas un vaste déchet ripoliné en objet hipster, le quatrième long-métrage d'Harmony Korine ne parle, au fond, que très peu des banlieusards – à l'inverse de Gummo, qui s'inscrit bien plus dans la veine de la-banlieue-cette-zone-inhumaine-où-les-êtres-humains-sont-aliénés. Trash Humpers, ce sont des panneaux de signalisation, des bruits de voiture hors-champ, des artères vides, des porches désolés : tout un tas d'éléments sonores et architecturaux qui semblent directement influencer le caractère de gens qui la peuplent, plus qu'ils ne l'habitent. C'est une version urbaine de Twin Peaks, une réponse foutraque à Gummo.

Les vieux de Trash Humpers sont la mauvaise conscience d'habitants qu'on ne voit jamais, des êtres fantomatiques qui ne croisent personne, ne cohabitent avec personne. Ils sont les vainqueurs par défaut, face à une population qui ne vit plus. "Sometimes, when I drive to this street at night, I can smell the pain of all the people livin' in here – people trapped in their lives. Why anyone'd choose to live that way?" – c'est ce que se demande l'un des vieillards, tandis qu'un autre s'amuse de cette saillie philosophique. Nous n'aurons jamais la réponse, tout occupés qu'ils sont à détruire des télévisions à coups de marteau, et à lacérer des poupées en riant aux éclats.

L'auteur tient à remercier Les presses du réel, à qui l'on doit la diffusion en France du livre Trash Humpers d'Harmony Korine.

Romain est sur Twitter.