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LE NUMÉRO FILM

Les Blank

La vie et la carrière de Les Blank mériteraient chacune qu’on leur consacre un livre ou deux, en tout cas bien plus qu’une ­piteuse interview dans un mensuel. Mais c’est tout ce qu’on a à vous offrir pour le moment. Nous vous présentons donc humblement...

La vie et la carrière de Les Blank mériteraient chacune qu’on leur consacre un livre ou deux, en tout cas bien plus qu’une ­piteuse interview dans un mensuel. Mais c’est tout ce qu’on a à vous offrir pour le moment. Nous vous présentons donc humblement cette conversation avec l’un des réalisateurs de documentaires les plus originaux que le monde ait porté depuis que les réalisateurs ont ­commencé à faire des documentaires. On a choisi de se concentrer principalement sur trois films qu’on a particulièrement aimés. The Blues Accordin’ to Lightnin’ Hopkins (1969) est un portrait approfondi du légendaire bluesman, et l’atmosphère qui s’en dégage est si intime, si détendue, qu’en le regardant on pourrait presque croire qu’on fait partie du cercle de Lightnin’. Hot Pepper (1973) accorde le même traitement au musicien créole Clifton Chenier et à ses proches. Ça vous ferait regretter le bayou, et ce même si vous ne vous en êtes jamais approché à moins de 1 000 bornes. Puis vient Burden of Dreams (1982), le non moins légen­daire documentaire que Les Blank a réalisé sur le tournage du film violent, chaotique et incroyablement vivant de Werner Herzog, Fitzcarraldo. Des Indiens en colère aux rapides tueurs, en passant par les accès de rage de Klaus Kinski et les diatribes contre la nature de Werner Herzog, Burden of Dreams est un des témoignages les plus poignants qu’un homme ait jamais produit pour glorifier le courage de l’action artistique. Dans cette interview, on a aussi mentionné Werner Herzog Eats His Shoe, dont le titre parle de lui-même, Tommy Jarrell, le musicien des Appalaches, les conséquences d’une arrestation dans le Sud profond, au début des années 1970, pour possession de substances illicites, et plus encore. Pour paraphraser le titre d’un des films de Les Blank, on peut affirmer sans hésiter qu’il a passé une vie bien remplie. Vice : Devenir réalisateur, ce n’était pas un de vos rêves d’enfance, n’est-ce pas ?
Les Blank : Je voulais être pêcheur, ou alors joueur professionnel de foot ou de baseball. Mais par la suite, au collège, je me suis pris de passion pour la biologie. Je me suis intéressé aux serpents, aux reptiles, à toutes sortes de créatures. Je me suis mis à lire les bouquins de Raymond Ditmars, le responsable du zoo du Bronx. Et à Tampa, en Floride, où j’ai grandi, je me suis lié d’amitié avec les gens du cirque qui y passait la saison d’hiver. Un rêve pour un gamin.
Je suis devenu pote avec les gens qui s’occupaient des reptiles, et ils me filaient une pièce à chaque fois que je leur ramenais un rat vivant, pour nourrir les animaux dont ils s’occupaient. Vous aviez quel âge à l’époque ?
13 ans, quelque chose comme ça. Peu après, mon frère est devenu chirurgien spécialisé en cardiologie et en pneumologie, et comme c’était mon idole je me suis dit : « Pourquoi je ne deviendrais pas chirurgien du cerveau ? » C’est l’orientation que j’ai choisie pour mes études. À l’Université Tulane, en Floride, c’est bien ça ?
Ouais. Mais j’ai planté la chimie. Oh oh.
Ouais. Vous voyez, c’était avant que la mixité ne soit la règle, et j’avais passé ma scolarité dans une pension de garçons, et, comment dire, j’avais plutôt vécu cloîtré. Quand je suis arrivé à la Nouvelle-Orléans, le moins que je puisse dire est que cet endroit recelait de tentations. Dans le Vieux carré, les portes des bars étaient dépourvues de verrous, vu que c’était ouvert 24 heures sur 24. En quelle année êtes-vous allé à la Nouvelle-Orléans ?
En 1954, quelque chose comme ça. Donc vous n’aviez que 18 ou 19 ans ?
18 plus probablement. Et il n’y avait pas que l’alcool et les filles. Il y avait aussi la musique, le rythm and blues, la musique noire américaine, avec des gens comme Little Richard et Fats Domino. Présenté comme ça, ça a l’air pas mal.
Plein de musiciens noirs vivaient à la Nouvelle-Orléans, à l’époque. Soit j’allais en ville, les voir jouer dans des bars, soit ils venaient sur mon campus, dans les maisons communautaires. J’ai tellement fait la fête que mes études sont passées à l’arrière-plan, et c’est comme ça que je me suis planté en chimie. Et sans la chimie, on peut pas aller bien loin dans les sciences. Du coup vous avez fait quoi ?
J’avais toujours aimé lire, depuis que j’étais gamin, des auteurs comme Joseph Conrad par exemple. Je me suis dit que j’allais devenir écrivain, alors j’ai écrit. Des romans, des poèmes, et j’ai essayé de les faire paraître dans les meilleures publications. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de tenter le magazine littéraire local, le French Quarter. J’ai envoyé mes textes à Harpers’ Bazar, Atlantic MonthlyC’est bien tout ça.
… et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi je me faisais refouler. Vous écriviez quel genre de trucs ?
Mes poèmes, c’étaient des imitations, à mi-chemin entre Joseph Conrad et Ernest Hemingway. Quand j’ai accumulé un bon tas de lettres de refus, je me suis dit : bon, écrivain, ça va pas le faire, il ­vaudrait mieux que j’apprenne un boulot. Je vais me faire un master en sciences de l’enseignement. Un noble projet, en somme.
J’ai commencé à étudier à Berkeley, mais je me suis senti oppressé par les rigueurs académiques. Par exemple, dans un de mes cours, on ne faisait qu’étudier les schémas de rimes dans la poésie de Milton. C’était trop aride et monotone pour moi. Ça ne m’a pas touché de la façon dont j’aurais voulu que ça me touche. J’ai laissé tomber après quelques mois. En plus, j’avais aussi quelques problèmes avec mon mariage, et, euh… la paternité. Une époque tumultueuse, donc.
Très. J’étais incapable de me trouver un job. Le pire affront, ça a été quand j’ai essayé de devenir agent de recouvrement. Ils voulaient absolument que je passe un test de Q.I., donc j’ai dit : « OK, si vous le voulez vraiment. » Je l’ai raté. Et je me suis senti vraiment désemparé quand j’ai appris que j’avais échoué à ce test niveau maternelle. J’ai pensé que mon angoisse et ma déprime affectaient les cellules de mon cerveau, et ça, ça m’a encore plus déprimé. Et là, sur un grand panneau, j’ai vu ce chevalier en armure sur son fier destrier. L’étalon était cabré, et le vaillant chevalier prêt à charger, l’épée levée. Je crois que je sais déjà ce que vous allez me raconter.
Et derrière lui, on voyait un avion de combat, et l’affiche disait : « Étudiants diplômés, soyez les gladiateurs ou les Croisés du futur », un truc comme ça en tout cas. Et nous y voilà.
« Rejoignez l’armée de l’air, devenez officier, et pilotez votre propre avion. » Eh bien ça, ça m’a semblé être un chouette truc à faire. Je suis passé à leur bureau de recrutement, et j’ai réussi haut la main leur test d’intelligence. Ils m’ont demandé de revenir ­passer l’épreuve physique, ce que j’ai fait, et ils ont voulu que je revienne une troisième fois pour les entretiens personnels. Je me suis dit : « Ah, ça, jamais je ne m’en tirerai. » Mais ils ont peut-être aimé mon passé trouble à la Nouvelle-Orléans, toutes mes embrouilles avec la police. Des délits imbibés d’alcool.
Ouais. Et des bagarres, aussi. Tout ça pour dire que j’en avais fait de belles, et que ça avait fasciné les militaires. « On aime que nos pilotes soient pleins de pisse et de vinaigre », ils disaient. J’en ai entendu parler. Ils veulent des rebelles.
Ensuite, l’un des officiers a appris que j’avais fait partie de l’équipe de football de Tulane, et j’ai été sélectionné. Ils m’ont filé ma convocation. Sur le chemin de ma future école de pilotage, en Floride, je suis passé par la Nouvelle-Orléans. J’ai appelé un ami qui bossait en ce temps-là au département de théâtre de l’Université de Tulane. On est allés boire des bières et il m’a demandé ce que je faisais en ce moment. Je lui ai parlé de ce film d’Ingmar Bergman que je venais de voir. Ça m’avait vraiment ému, j’avais vraiment envie de faire quelque chose du même ordre, même si je n’avais aucune idée de comment m’y prendre. C’était quel film de Bergman ?
Le Septième Sceau. Ça venait juste de sortir, et je n’avais jamais rien vu s’en approchant. Alors j’ai dit à mon ami professeur que je voulais faire du cinéma et il m’a dit : « On a ce tout nouveau cursus, qui commence dès le semestre prochain, qui propose un master en ­dramaturgie. » J’ai postulé, en mettant bien l’accent sur l’écriture dramatique. D’abord apprendre à écrire des pièces de théâtre, et ensuite peut-être que ça aide à écrire des scripts de films et à bosser avec des acteurs. Je me suis dit que ça avait l’air marrant, et j’ai dit aux militaires que je ne viendrais pas. C’était aussi simple que ça ?
À ce stade, ça l’était. Je ne m’étais pas engagé. J’avais juste reçu une convocation. J’étais prêt à y aller mais je n’avais pas prêté serment. En deux heures, j’en étais arrivé à ne pas devenir pilote. Ça pourrait bien vous avoir sauvé la vie.
Ça s’est passé précisément après la guerre de Corée, et avant la ­guerre du Vietnam, donc ouais. Et ça vous a réussi, l’écriture dramatique ?
Je me suis senti comme un poisson dans l’eau. J’adorais le théâtre, et jouer dans des pièces. J’ai écrit quelques pièces en un acte, et pour mon mémoire, une pièce en trois actes. Et mon pote prof m’a écrit une lettre de recommandation élogieuse à l’intention de l’UCLA et de l’USC, pour que je rentre dans une école de ciné. L’USC m’a pris, et m’a en plus filé une bourse qui couvrait tous mes frais. Parfait.
J’y ai passé deux ans, mais ils n’ont pas renouvelé ma bourse pour la troisième année. Ma deuxième femme était enceinte, ce qui m’a fait échapper au service militaire, mais ce qui l’empêchait de travailler, aussi. Je devais trouver un moyen de gagner notre pitance. J’ai ­cherché un job, en faisant l’inventaire de tout ce que je savais faire, et je me suis retrouvé à travailler avec des réalisateurs de films industriels et éducatifs dans la région de LA. J’ai appris les rudiments de la réalisation d’œuvres non fictionnelles, dans des conditions réelles – notamment pour les éclairages. Avec une pellicule 16 mm, il faut vraiment injecter beaucoup de lumière. Je dirigeais, je filmais, je faisais même la prise de son si nécessaire. Ensuite je montais tout et je faisais le son en postproduction, le mixage audio, et je coupais la pellicule. J’ai eu un bon aperçu de la façon dont tout s’assemblait.

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Je vais faire un grand bond en avant parce que j’aimerais vraiment vous parler d’un de mes films préférés : The Blues According to Lightnin’ Hopkins. Comment avez-vous entendu parler de Lightnin’ ?
Il y avait ce club de musique folk à Los Angeles, le Ash Grove. Des chanteurs de blues s’y produisaient, comme Lightnin’ ou Bukka White. Et j’avais rencontré ce jeune homme à un vernissage, alors que je tournais un documentaire industriel au Texas, sur une ­manufacture de pipelines. Je lui ai expliqué ce que je faisais, et il m’a confié ­vouloir faire des films lui aussi. Je lui ai dit : « Viens à Los Angeles, tu seras mon assistant, et mon patron te filera du fric. » Et c’est comme ça qu’il a appris à faire ce que je faisais. On allait ensemble au Ash Grove. Un soir, il m’a dit qu’il connaissait quelqu’un, au Texas, qui avait un studio d’enregistrement, et que ce quelqu’un connaissait quelqu’un qui connaissait bien Lightnin’. Je crois que ce qui le motivait, c’est que son père le considérait comme une pelure, un hippie en situation d’échec, et qu’il essayait toujours de le convaincre de faire quelque chose de sa vie. Maintenant, son père, c’était aussi un riche fabricant de chaussures pour femmes. Ah, donc il y avait de l’argent à prendre pour faire un film ?
Le vieux lui a prêté 5 000 dollars. Et on était en 1967. Ça représentait donc beaucoup d’argent.
Aujourd’hui ça doit faire quelque chose comme 15 000 dollars. Donc on est allés backstage pendant que Lightnin’ jouait, avec un projecteur 16 mm et une copie de ce film sur Dizzie Gillespie sur lequel j’avais bossé. J’ai dit à Lightnin’ qu’on voulait faire un film sur lui et il a demandé : « Combien vous avez, les gars ? » J’ai répondu : «Ben, on a 5 000 dollars. » Il a ajouté : « Eh bien, c’est juste ce qu’il faut. Vous me filez le fric et vous pouvez faire tout ce que vous voulez. » Alors j’ai dit : « Ben, on a besoin d’une partie du fric pour les pellicules et l’essence jusqu’au Texas. » Lightnin’ a finalement accepté 1 500 dollars : 500 d’avance à la signature de l’accord, 500 à mi-parcours et 500 quand tout serait fini. Formidable.
Donc on y était. On a passé six semaines à Houston, et comme on connaissait des hippies là-bas, on a pu se faire héberger et nourrir gratuitement. Vous aviez un idée précise de ce que vous vouliez filmer de Lightnin’ ou vous avez juste choisi de faire des plans vérité ?
Au début, on pensait raconter l’histoire de Lightnin’, en relatant sa vie depuis ses 8 ans. C’est à cet âge-là qu’il a décidé qu’il ne voulait pas de cette vie ordinaire d’homme noir du Sud… À juste 8 ans ?
Ouais. Blind Lemon Jefferson était venu errer dans la ville de Lightnin’, et ce dernier aimait la musique et la façon de raconter des histoires de Jefferson. Tout le monde racontait des histoires en ce temps-là – si tu savais bien le faire c’était gagné, tout le monde te nourrissait et s’occupait bien de toi. Donc Lightnin’ s’est dit qu’il devait passer plus de temps à apprendre à chanter et moins de temps à se crever au boulot pour que dalle. Il est parti de chez lui à 8 ans et a suivi Blind Lemon, c’est lui qui collectait l’argent dans une petite tasse en métal quand Jefferson se produisait. J’ignorais tout de ça, c’est énorme ! Donc votre idée de base était de recréer cette histoire ?
Ouais, on voulait embaucher un gamin de 8 ans pour jouer Lightnin’ qui voit pour la première fois un train arriver dans sa ville, et qui commence à jouer de la guitare. Mais c’est devenu un peu gnangnan, un peu trop lyrique aussi, avec beaucoup de jolies fleurs et de beaux paysages. Plus tard j’ai supprimé tout ça du film et j’ai juste utilisé les images qui avaient véritablement une charge émotionnelle. C’est un documentaire incroyable, ça pourrait presque être un film maison, tourné par ses protagonistes. Vous communiquiez beaucoup avec Lightnin’ et ses amis durant le tournage ? Vous essayiez de vous confondre avec une mouche sur un mur ou au contraire vous vous assuriez que votre présence était notable ?
Eh bien, le frère d’Alan Lomax, John, vivait à Houston, et c’était un fan de musique folk, un admirateur de gens comme Leadbelly. Il a accepté de jouer le médiateur, de nous connecter avec Lightnin’. Il a fait une liste des scènes qu’on inclurait dans le documentaire, donc on a tout simplement suivi sa feuille de route. Dans le même temps, à chaque fois que je voyais quelque chose d’intéressant, je mettais en marche ma caméra. Le premier jour où nous avons été avec Lightnin’, j’ai filmé pratiquement tout ce qu’il a dit. Ça l’a vite saoulé. C’est une des questions que je me posais.
À la fin de la journée il a déclaré : « J’en ai marre. » Il nous avait chanté­ dix chansons, nous l’avions filmé, et il a dit : « C’est suffisant pour un LP, et c’est tout ce dont vous avez besoin pour votre film. Maintenant filez-moi le reste de l’argent et barrez-vous, et ne revenez pas. » Mon dieu !
Ouais. Donc c’est comme ça que ça s’est fini ?
Ça a failli, mais au moment où on rangeait notre matos et où on se préparait à le payer, j’ai remarqué qu’il jouait aux cartes et il avait l’air de bien se marrer. Je lui ai demandé ce que c’était, et il m’a répondu que ça s’appelait Pity Pair. « Tu veux apprendre à y jouer ? » J’ai répondu : « Je pense bien que oui. » C’est un peu le même principe que le Rami. Il faut s’efforcer de combiner toutes ses cartes par paire. Le premier qui y parvient gagne la partie et l’argent. Et ils y jouaient avec des mises plus que convenables. J’ai perdu 60 dollars en dix minutes. C’était tout l’argent qui me restait. J’étais bouleversé, et Lightnin’ a semblé trouver que c’était l’une des choses les plus ­marrantes qu’il ait jamais vues. Il a dit : « Va emprunter de l’argent, et reviens demain pour te refaire. » J’ai emprunté 20 dollars, je suis revenu le jour d’après et il m’a tout pris, à nouveau. J’étais encore plus peiné, et lui encore plus amusé, et il m’a dit : « Bon, tu peux ­sortir ta caméra si tu veux. » Il voulait vous consoler après vous avoir foutu la pâtée aux cartes.
Après cette seconde chance, j’ai toujours fait bien attention à me tailler dès que Lightnin’ avait l’air ne serait-ce qu’un peu fatigué ou irrité. Après le tournage, vous l’avez revu ?
Il est revenu à Los Angeles quelquefois. À chaque fois qu’il venait, on se voyait. On jouait à Pity Pair et une fois je l’ai même battu. Je ne sais pas comment j’ai fait. Ça ne lui a pas fait plaisir, mais je crois qu’il l’avait fait exprès, juste pour qu’on continue à jouer. Parce qu’à chaque fois que je jouais je perdais, et ça commençait sérieusement à me faire chier. J’aime aussi beaucoup Hot Pepper, le documentaire que vous avez tourné sur le musicien créole Clifton Chenier, et Spend It All, votre film sur les Cajuns.
Quand je vivais à la Nouvelle-Orléans, aucune radio ne passait de musique cajun. Les gens voyaient ça d’un mauvais œil, comme de la daube white trash. Il y avait seulement cette pub radio pour un ­antiseptique, Dr. Tichenor, qui contenait en arrière-fond de la musique cajun. J’aimais la sonorité du truc, dissonante et criarde. Et il y avait aussi ce Cajun dans mon équipe de foot, qui avait cette ­attitude dingue et un humour qui me faisait bien rire. Les Cajuns ont une vision des choses vraiment spéciale, n’est-ce pas ?
La plupart, oui. Ils ont beaucoup de vitalité, une force certaine, et une approche très directe de la vie. Donc je me suis mis à la recherche d’un dancing cajun. J’en ai trouvé un, et j’ai passé un moment génial. Ça m’a laissé une impression durable. Ensuite, j’ai appris qu’en Louisiane, il y avait des Noirs qui parlaient français tout comme les Cajuns, et qui avaient une musique très similaire, bien que la leur soit une version plus africanisée, avec du blues, des rythmes africains. Et Clifton Chenier est une légende de la musique créole.
Quand j’ai rencontré Clifton et que je l’ai entendu jouer, j’ai voulu l’inclure dans le film sur la Louisiane que j’allais tourner, mais il exigeait trop d’argent. Donc j’ai commencé par faire un film sur les Cajuns blancs de Louisiane. Quand ça a été fini, j’ai postulé pour ma première subvention auprès du Fonds national pour les arts (NEA), et le réalisateur de cinéma vérité Ricky Leacock faisait partie du jury. Il les a convaincus de me filer de l’argent pour que je puisse descendre dans le Sud faire un documentaire sur les musiciens noirs français, les Créoles. C’était comment de filmer Chenier ? Est-ce que c’était comparable à votre expérience avec Lightnin’, qui a d’abord dû vous avoir à la bonne pour que vous puissiez le filmer ?
Comme Lightnin’, il s’était déjà fait baiser par des petits Blancs qui exigeaient ça et ça de lui. Donc il m’a laissé rentrer et a pris mon argent, mais après ça, il ne s’est jamais montré. Combien vous lui aviez donné ?
J’ai oublié. Une somme importante. On a emménagé dans un immeuble locatif pour Noirs, dans une petite ville, près de l’endroit où Chenier vivait, et on a eu immédiatement des emmerdes avec la police. Des ennuis parce que vous ne respectiez pas les lois de ségrégation ?
Oui. Je voulais m’immerger dans cet univers, et j’ai pensé : « Quelle meilleure façon de le faire que de m’installer dans le coin ? » Oui, ça semble évident.
Et la police l’a très mal pris, et ils ont commencé à nous tourner autour et à nous chercher des noises. Les flics n’ont pas dû considérer d’un bon œil ce qui leur semblait être une bande de hippies s’agitant dans le coin avec des caméras.
Ouais, bien sûr, d’autant que j’avais déjà eu maille avec la police quand je finissais mon documentaire sur les Cajuns. Je suis même allé en prison. Pour quelle raison ?
Je me suis fait prendre en train de fumer un joint dans le bayou. Quelqu’un a appelé les flics en leur disant exactement où j’étais et ce que je faisais – un type qui en voulait à un de mes amis. Ça, c’est vraiment douteux.
Très. On était posés, on venait de se faire cuire un gros morceau de viande de porc, de boire quelques bières, et on faisait la sieste. Pour faire court, ils nous ont tous réveillés et embarqués en prison, et ils nous ont gardés pour possession de substances illicites. Tout ce que j’avais c’était un peu d’herbe dans une boîte de conserve et peut-être un demi joint.

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Tiens donc.
C’était suffisant pour que je sois fichu. J’ai dit à la police que tout était à moi, donc ils ont laissé partir les autres. Sur la route de la prison, le fic m’a demandé ce que je faisais là-bas, à traîner avec les Cajuns. J’ai répondu : « Je réalise un documentaire sur les Cajuns. J’essayais de montrer le film à tous ceux qui y figurent. » Et le ­policier m’a appris qu’il était cajun, lui aussi. J’ai demandé : « Ben, peut-être que vous voulez voir le film ? » Je me souvenais de l’histoire de Leadbelly, de quand il était sur la chaise électrique pour un meurtre, et que le gouverneur l’avait entendu chanter, et qu’il avait dit au directeur de la prison de le libérer. Son chant l’avait sauvé d’une mort certaine. Je crois même que c’est arrivé deux fois. Je pensais à cette histoire quand j’ai proposé à ce type de lui montrer mon film. C’est bien vu.
Le flic m’a dit qu’il allait d’abord me boucler et ensuite regarder le film, et je lui ai dit : « Pourquoi ne pas regarder le film d’abord et ensuite me boucler ? » Mais il n’a rien voulu entendre. Il allait me charger pour un crime, trafic de drogue, parce que j’avais donné la fin d’un joint à un gars. Mais j’ai expliqué au flic de quelles quantités­ on parlait, et j’ai réussi à le faire changer d’avis. Il a inscrit le truc comme un délit – possession de substances illicites – et il m’a dit que le dernier gars qui venait pas du même État et qu’ils avaient chopé pour la même chose s’était fait condamner à quarante ans de réclusion au pénitencier d’Angola. Merde, Angola ? C’est comme s’ils l’avaient condamné à mort.
Ouais. Donc je me suis fait boucler et j’ai dit : « Tiens, d’ailleurs, il y a un mec qui figure dans le film et à qui je n’ai pas pu le montrer, parce qu’il est en prison. À tout hasard, il serait pas là ? » Et ils m’ont demandé : « Comment il s’appelle ? » Je leur ai donné son nom et ils m’ont répondu qu’il était effectivement là. J’ai dit : « Est-ce qu’il peut venir regarder le film avec nous ? » Ils ont dit : « Ouais, pas de ­problème. » Ils l’ont ramené dans son uniforme rayé, et tous les matons se sont pointés, et même le garant des cautions – ils sont tous venus voir quel genre de film j’avais réalisé sur les Cajuns. Ils étaient tous cajuns. S’ils détestaient le film, j’étais foutu. Peut-être que c’était le public dont l’avis vous a le plus importé de toute votre vie.
Ouais. Et ils l’ont tous aimé. Et mon pote cajun prisonnier hurlait, braillait, riait. Les autres s’y sont mis aussi, ils ont tous vraiment adoré le film. Ensuite ils m’ont dit : « Ben on t’a déjà bouclé. On peut pas juste tout effacer comme ça, dommage. Mais ce qu’on peut faire, c’est… » Ils m’ont laissé sortir sous caution, et ensuite ils ont décidé de me construire une bonne réputation dans le voisinage, au cas où ils auraient des problèmes pour m’avoir laissé sortir si vite. J’ai fait une projection publique lors d’une réunion hebdomadaire du club Kiwanis, où ils sont tous venus avec leurs femmes, pour déjeuner et regarder le film. C’est une histoire dingue.
Les types du Kiwanis ont aimé le film, et ils ont pris la décision d’écrire une lettre à la bibliothèque publique pour l’inciter à acheter une copie de mon film, afin que les Cajuns puissent le voir. Je devais me rendre au tribunal, et le garant des cautions judiciaires m’a proposé : « Hé, l’un de mes frères est avocat, il peut te représenter. » J’ai répondu : « OK. » Il a ajouté : « Mais quoi qu’il te propose, il faut que tu ­l’acceptes. S’il te dit de plaider coupable, fais-le, parce qu’il sait mieux que toi ce qui est bon pour toi, et ils feront en sorte que ta sentence ne soit pas trop lourde. » Ça me rendait assez nerveux. Quand quelqu’un te dit : « Tu peux faire confiance à mon frère, l’avocat », toi tu te dis : « Oh, oh. » Et quand le juge m’a demandé : « Vous plaidez coupable ou non coupable ? » et que j’ai répondu : « Coupable », il m’a regardé de ses yeux d’acier et s’est penché au-dessus de son bureau pour ­m’annoncer : « L’État de Louisiane vous condamne à un an de travaux forcés au pénitencier d’État Angola. » Merde !
Il a abattu son marteau sur la table, et j’ai manqué de m’évanouir. Je voulais hurler : « Je me suis fait avoir ! » Mais un sourire imperceptible s’est dessiné sur la figure du juge, et il a dit : « J’ai entendu dire que vous aviez fait un très bon documentaire sur nos Cajuns. » J’ai répondu : « Oui Monsieur. » Et il a rajouté : « Pourquoi ne viendriez-vous pas me filmer chasser les canards un de ces jours ? » Et j’ai répondu : « Certainement, Monsieur, ça me plairait beaucoup, si j’arrive un jour à sortir de là où l’on m’envoie. » Et là, il a simplement dit : « Bon, on va réduire votre peine à trois mois, et vous la ­passerez à la Crowley Parish Prison. » Waouh.
J’ai pensé : « Ça me fait une réduction de peine de neuf mois. C’est bon. Je ne vais pas à Angola. C’est génial. » Et le juge a encore dit : « Et on va réduire tout ça à deux semaines. Il a continué : monsieur Blank, je vous présente monsieur Boudreaux, votre geôlier et votre huissier. » On s’est serré la main, et il m’a dit : « Suivez-moi, Monsieur. » Et on est partis pour la prison. Et vous y avez passé dix jours ?
Ils m’ont laissé sortir au bout de huit jours, pour bonne conduite. Vous avez eu l’occasion de filmer le juge à la chasse aux canards ?
Non, je ne l’ai jamais fait. Mais le troisième frère de mon avocat et du garant des cautions, c’est devenu le premier gouverneur cajun de la Louisiane. Ça c’est intéressant.
Tout ça nous ramène au moment où je filmais les Créoles, quand la police nous harcelait dans la pension où nous résidions. Ma femme a appelé l’avocat qui m’avait défendu pour lui dire : « La police ­cause des ennuis à Les. Est-ce qu’il y a quelque chose que l’on peut faire pour qu’ils les laissent tranquilles, lui et son équipe ? » Il a dit : « Eh bien, oui, écrivez une lettre qui dit ce que vous voulez que mon frère, le Gouverneur, dise pour vous, et il la signera. Comme ça vous la montrerez à la police et ils vous foutront la paix. » Impeccable.
C’est ce que j’ai fait. J’ai écrit une lettre qui disait combien j’étais ami avec les Cajuns, et l’importance historique de mon film, et le Gouverneur l’a fait taper sur son papier à en-tête, l’a signée, et j’ai pu montrer ça à la police. Quand ils ont lu la lettre, ils se sont mis au garde-à-vous puis m’ont salué chapeau bas, littéralement, avec leur gros chapeau de cowboy en cuir. Très bien, tout ça, très bien.
Le chapeau du shérif. Et ils m’ont dit : « Si nous pouvons vous être d’une quelconque utilité, monsieur Blank, n’hésitez pas à nous appeler. On fera tout ce qui est en notre pouvoir pour vous faciliter la tâche. » Je me demande si ce genre d’histoire pourrait encore se passer comme ça aujourd’hui. Vous installez le projecteur, vous montrez votre film, et toutes ces choses positives en ressortent. Pour moi, c’est une autre époque.
On peut sûrement établir des parallèles aujourd’hui. Vous pourriez leur montrer le film sur votre iPod, par exemple. Est-ce qu’aujourd’hui, les langages cajun et créole sont en voie de ­disparition ? J’aime beaucoup leurs sonorités.
Les deux parlent une variante du français, même s’ils ont une manière de parler différente. Mais, les deux langues se ressemblent. Aujourd’hui, on essaye de les faire revivre. Ces cultures sont bien plus respectées maintenant qu’à la fin des années 1950, quand j’ai ­commencé à m’y intéresser. À l’époque, il était impossible de trouver une archive cajun, ou zydeco, ou créole. Les Cajuns étaient appelés coonaasses, ce qui était pour eux un terme péjoratif. Ils étaient tout en bas de l’échelle sociale. Vous pensez qu’on a commencé à les respecter au niveau national du fait de l’intérêt porté à leur culture, leur musique, leur gastronomie ?
Oui, c’est très exactement ça. Parlons maintenant de votre travail sur le musicien des Appalaches Tommy Jarrell. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à lui ?
J’ai toujours aimé m’intéresser à des pans de la culture et de l’histoire américaines, et dans les Appalaches, il y avait cette musique traditionnelle et tout à fait originale, chantée avec le cœur. Pas une musique faite par quelqu’un qui s’assied pour composer, qui songe à faire de l’argent avec. Ouais, j’adore cette musique.
Tommy Jarrell m’a plus ou moins été apporté sur un plateau par cette femme, Cece Conway, une professeure d’anglais en université, en Caroline du Nord. Elle était associée à Alice Gerrard, qui à l’époque était mariée à Mike Seeger. Les deux sont des chanteuses folk professionnelles. Mike a grandi à Washington, son père et sa mère étaient musicologues. Son demi-frère est Pete Seeger. Ah oui, d’accord.
Ils m’ont demandé de venir les aider à faire un film sur Tommy Jarrell. Ils avaient passé des années à faire des recherches sur lui. On est partis habiter chez Tommy Jarrell, en Caroline du Nord, tout près de ce qu’ils appellent Mount Airy. J’en ai entendu parler, mais je n’y suis jamais allé.
Aujourd’hui il y a un musée là-bas, avec une salle qui lui est consacrée, ils y vendent même mon film. C’était un gars accueillant ?
Très. Il avait cette pancarte affichée à sa porte, où était écrit : « Pour les invités, les deux premiers jours sont gratuits, ensuite c’est 35 dollars par jour. » Il aimait bien que les gens viennent et ne restent qu’un court moment. Comment c’était de le filmer, en comparaison avec ce que vous aviez fait sur les Cajuns et les Créoles ?
Ça me semblait bien plus familier. Ces gens-là ressemblaient bien plus à ma propre famille. Je me sentais en terrain connu avec eux. Les gens de la Louisiane m’étaient apparus comme plus sauvages. J’aimerais maintenant qu’on évoque Burden of Dreams. Pour ceux qui ne le sauraient pas, c’est le documentaire que vous avez réalisé sur le tournage du film de Werner Herzog, Fitzcarraldo, sorti en 1982. Au même moment, vous avez aussi réalisé Werner Herzog Eats His Shoe.
Pour être plus précis, Eats His Shoe a vu le jour juste avant Burden of Dreams. Je dirais même que faire Eats His Shoe m’a donné la confiance et le courage nécessaires pour suivre Herzog au Pérou, où il a tourné Fitzcarraldo. Si tourner ce premier film n’avait pas été aussi facile, aussi fructueux, je n’aurais peut-être jamais franchi le grand pas qui me séparait de Burden of Dreams. Vous vous connaissiez comment, avec Herzog ?
Un type, Tom Luddy, qui était chargé de la programmation du cinéma d’art et d’essai de Berkeley, avait beaucoup aimé mon film sur Lightnin’. Vous savez qui c’est, Tom Luddy ? Non, c‘est la première fois que j’entends ce nom.
C’est le fondateur du Telluride Film Festival. Ah, waouh, OK.
Il a aussi travaillé avec Francis Ford Coppola sur plus d’un projet. Tout les gens du cinéma connaissent Tom Luddy. À peu près au moment où je me suis installé à Berkeley, Tom avait invité Werner à venir pour une projection de L’Énigme de Kaspar Hauser. C’est un bon film.
Ouais, j’ai beaucoup apprécié. Il a montré à Werner mes documentaires sur les Cajuns et Lightnin’ Hopkins, et Werner a aimé. Donc on a commencé à se fréquenter, à devenir amis. Année après année, Werner revenait à Berkeley, et il venait aussi au Telluride Film Festival, où presque tous les ans, mes films étaient programmés. Werner m’a ensuite invité en Allemagne, pour que je montre mes films. Donc on peut parler ici d’estime mutuelle.
Ouais. Il m’a demandé de l’accompagner dans la jungle pour tourner un documentaire sur Fitzcarraldo, et je n’arrivais pas vraiment à comprendre pourquoi il voulait s’enfoncer profondément dans la jungle et faire passer un bateau par-dessus une colline. Pourquoi prendre un vrai bateau ? Pourquoi ne pas truquer la scène ? Il a persévéré, j’y suis allé, et j’ai commencé à filmer. Puis le projet a été mis à mal par les Indiens, qui ont envahi notre campement et ont tout brûlé, en menaçant de tuer quiconque resterait dans les parages. Le projet a été abandonné pendant un an et demi.

Vous vous êtes senti en danger ?
Eh bien, le jour de mon arrivée, on a entraîné le bateau dans des rapides, et un caméraman s’est sévèrement blessé. Et juste après cela, Werner a eu connaissance de… Du mec qui s’est pris une flèche ?
Oui, et tout ça, c’était juste pour mon premier jour là-bas. Doux Jésus.
On est rentrés au campement, on avait des gardes armés pour nous protéger des Indiens qui nous attaquaient. Une petite guerre se profilait, ils se préparaient à descendre jusqu’au fleuve avec les fusils que Werner avait apportés pour chasser. Mais eux, ils voulaient chasser l’Indien avec. Et là Werner m’a dit : « Toi, t’es un bon réalisateur de documentaire. Alors tu les accompagnes dans leur raid. » Je connaissais ses idées sur le courage et les peureux, et j’ai pensé : « Je peux vraiment pas lui dire que j’ai peur à en crever. » Donc à la place, j’ai dit : « J’y vais si tu y vas. » Il a répondu : « Très bien, je viens avec vous. » J’ai passé une nuit blanche, à me rendre malade d’anxiété. Quand le jour s’est levé, Herzog a passé sa tête dans l’ouverture et m’a annoncé qu’il avait bien réfléchi, et que si la presse ­internationale s’emparait de cette histoire, comme quoi il avait participé à un raid contre les Indiens, ça la foutrait mal. Plutôt judicieux.
Et il a décrété : « On n’y va pas. » Donc j’y ai échappé, sans qu’il sache à quel point j’avais eu peur. En résumé, ce premier jour a été plutôt riche en action.
J’avais l’impression que j’allais à la guerre. J’étais sur le point de me chier dessus de peur. Pour la plupart des gens, je crois que le moment le plus mémorable de votre documentaire est le long monologue d’Herzog sur la nature, la jungle qui n’est que violence, la nature qui n’est que chaos. Vous étiez d’accord avec lui, ou vous vous contentiez de le filmer ?
J’ai trouvé que ce qu’il avait à dire était assez extrême, et moi-même je pensais que la jungle était superbe. J’aimais cette luxuriance, ­l’environnement clos par la nature sauvage. Ouais.
Mais les insectes bizarres m’inquiétaient beaucoup, surtout celui qui rampe jusqu’aux orifices et qui grimpe jusqu’au cerveau, et ensuite se creuse un chemin à l’intérieur même du cerveau pour ressortir par l’autre oreille. Il y a aussi ce poisson qui rentre dans le pénis.
Ouais, et tu ne peux pas l’en retirer. Au début, j’avais peur aussi des piranhas, parce que j’adore nager. Mais j’ai appris que quand il y a beaucoup de courant, les piranhas ont plein de choses à manger, donc ils ne prennent pas la peine d’attaquer quelque chose de plus gros qu’eux. Est-ce que là-bas dans la jungle, le « chaos de la nature » était un thème de prédilection d’Herzog ?
Une nuit, après un jour de tournage particulièrement difficile, on rentrait au camp en canoë. L’air était frais, et l’odeur des fleurs qui s’ouvraient la nuit extrêmement agréable. Les étoiles brillaient dans le ciel, et un de mes amis, Michael Goodwin, nous accompagnait. Il était venu parce qu’il voulait absolument écrire sur le projet. Il était assis près d’Herzog. Il a demandé à Werner : « Le ciel n’est-il pas magnifique ce soir ? » Herzog l’a regardé et a répondu : « Les étoiles sont vraiment en bordel. » Et il est parti dans cette même diatribe contre la nature que celle que vous avez mentionnée. Donc il vous a refait tout le truc rien que pour vous ?
Quand j’ai senti le moment, je l’ai pris à part et je lui ai demandé : « On peut se faire une petite interview ? » Et il a acquiescé. Goodwin avait en quelque sorte réveillé quelque chose qui le travaillait déjà. C’est de là qu’a jailli ce discours. La première fois que je l’ai entendu, j’ai pensé que c’était purement tragique. Mais plus tard, j’ai montré le film à San Diego, où j’avais l’habitude de faire des projections de mes boulots en cours, et le public a commencé à rire dès que le discours d’Herzog a débuté. Ça ne m’était jamais venu à l’esprit de considérer ce qu’il avait dit comme quelque chose de drôle. Pour moi, ça avait été douloureux, je me sentais désolé pour lui, je me demandais ce qui l’avait mené à ce point de vue. Vous avez eu d’autres tournages dangereux ?
Oh que oui. Je filmais en Rhodésie pendant la guerre civile. J’accompagnais un ethno-musicologiste qui nous finançait le voyage pour enregistrer la langue shona. Aujourd’hui ça s’appelle Zimbabwe, mais à l’époque ça s’appelait la Rhodésie. On a ­parcouru le pays et enregistré les gens jouant du mbira, vous savez, le piano à pouce ? Oui.
Ça a des touches en métal, et quand vous les pincez, ça résonne. Oui, ça sonne super bien.
Ils disent que c’est la musique qui plaît aux dieux. C’est assez similaire aux tambours du Santeria, à la musique cubaine ou brésilienne, où un certain rythme va séduire un certain esprit ancien. Oui, la musique sert d’incantation aux dieux.
Ouais. On partait à la recherche de ces villages reculés, et chaque village a ses propres traditions, mais tous jouaient du mbira pour plaire aux esprits, tout en buvant un breuvage alcoolisé obtenu à partir de graines de millet. Les gens dansaient, chantaient, et si tout se passait bien, l’esprit pouvait se montrer. Habituellement, il y a toujours une ou deux personnes aptes à se faire posséder par un esprit spécifique, et certains esprits sont plus désirables que d’autres. Vous avez été témoin de ça ?
Oui, j’ai dû répondre aux questions des esprits avant de pouvoir filmer. C’était purement anthropologique, ou vous vous êtes mis à y croire ?
Au bout d’un moment, j’y ai cru. Tout le monde était si convaincu de leur existence que je me suis retrouvé à croire à ce qui faisait partie de leur réalité. Deux femmes connues pour être des transmetteurs d’un des esprits les plus anciens – celui qui date d’avant même que les hommes ne se mettent à utiliser le feu pour cuire leur viande, quand les gens mangeaient des animaux vivants – ont tué un ­taureau en sacrifice à cet esprit. Au moment où le taureau a poussé son cri d’agonie, les deux femmes ont été possédées. Elles ont plongé dans la plaie ouverte pratiquée sur le cou du taureau. Elles y sont allées comme des chiens, collant leurs bouches à l’intérieur et arrachant la viande crue avec leurs dents. Moi-même j’ai ­ressenti le besoin impérieux de faire de même. Et vous l’avez fait ?
Non, mais j’avais envie de lâcher ma caméra et d’aller me battre avec elles pour manger ce taureau. Waouh. Et une fois que vous êtes rentré, vous avez continué à croire aux esprits ?
Je n’ai jamais pu me débarrasser de ça. Je suis devenu ami avec l’une de ces femmes depuis. D’ailleurs, c’est Stella Chiwese, une performeuse bien connue de world music. Donc c’est quelque chose qui vous est resté.
Ouais. Mais vous me demandiez si j’avais eu des expériences dangereuses. Pendant la guerre civile que j’évoquais, les Blancs n’étaient vraiment pas les bienvenus. On s’est fait chasser d’un des endroits où nous étions, et on nous a menacés de mort si l’on ­n’obtempérait pas. Pour finir, je me demandais si vous aviez une baleine blanche, un ­serpent de mer, un sujet que vous voulez documenter sans avoir réussi à le faire pour l’instant.
Pas vraiment. Mais j’ai quelques projets au four. Par exemple, je veux faire un documentaire sur un fruit qui s’appelle le durian. Ah oui, ce fruit qui pue.
Ça sent très mauvais, et c’est dangereux. C’est gros et lourd, si ça vous tombe sur la tête vous êtes mort. Et ça rend les gens fous à cause de l’odeur qui en émane, si forte. Et ça rend d’autres gens fous, parce qu’ils sont irrésistiblement attirés par le durian, qu’on considère comme un aphrodisiaque. Et il y a le côté scientifique du sujet, aussi : des chercheurs, en Thaïlande, essayent désespérément de créer génétiquement une variété qui ne sentirait pas si mauvais. Ça me serait utile, parce que l’odeur est vraiment repoussante.
Ouais, et aussi, leur durian génétiquement modifié mûrirait plus vite que son concurrent malaisien, car c’est en Malaisie que les meilleurs durians poussent. On m’a dit que si on arrive à faire abstraction de l’odeur, c’est délicieux. Mais moi je ne peux pas, je ne peux pas supporter cette puanteur.
C’est facile. Il faut que vous surmontiez cela !