« Life is more exciting than the movies ». C’est l’une des rares phrases cohérentes que Kanye West ait lâchée depuis plus d’un mois, en plus d'être particulièrement juste le concernant. Après la sortie de Ye et alors que son projet collaboratif avec Kid Cudi sort aujourd'hui, le moment nous a paru idéal pour se repencher sur ce qui ressemble fort à la promo la plus chaotique depuis un bail. C’est bien simple, pour une fois, les frasques d’un artiste ont suscité infiniment plus de réactions que son œuvre elle-même, et il faut dire qu’il y avait pourtant du niveau. Il faut donc se rendre à l’évidence et regarder cette « communication » pour ce qu’elle est réellement : le meilleur blockbuster de l’été, très loin devant Avengers ou Jurassic World.
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LE DÉVELOPPEMENT
Bon, le léger souci c’est que même son public n’ose d’abord pas trop y croire fermement vu que ça reste littéralement noyé dans un flot de sorties perchées qui vont de l’annonce d’un bouquin à ses projets de nouveaux tatouages (moches) en passant par ses nouveaux ersatz de chaussures (encore plus moches) et des paluchages intenses comme « Some people have to work within the existing consciousness while some people can shift the consciousness » avec supplément bonus « often people working with the existing consciousness are jealous of those who are more in touch and they become hard-core capitalist in hopes of creating the illusion that the value of money is worth more than the value of time and friends ». Venant de quelqu’un qui vend des cosplays de clodo à 2000 dollars, ça vaut le détour. Ceci dit il avait prévu le coup en écrivant au milieu de tout ça que « la beauté est dans les imperfections », avec ce théorème sa collec' est effectivement un chef-d’œuvre.
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On est donc au moment du film où l’on retrouve notre personnage favori, ceux qui aiment le détester sont contents, et ceux qui regardent l’écran au 1er degré se félicitent de le voir lancer des pistes de réflexions aussi profondes. Bref, tout le monde est rassasié.Et c’est là qu’arrive la première péripétie. Le 21 avril, après une nouvelle salve de maximes qui rappellent les grandes heures de Francis Lalanne, notre ami lâche un tweet de soutien à Candace Owens, connue pour ses positions plutôt très conservatrices, anti-Black Lives Matter, etc.Même si ce n’est que la partie visible de l’iceberg, on est face à l’élément perturbateur qui va faire avancer l’intrigue et transformer Forrest Gump en Transformers 5 : suite à ce premier pas vers ce qui est considéré comme l’ennemi, pas mal de fans de l’artiste se déclarent déçus, tandis que des droitards sortent du sol pour lui dire qu’ils ont toujours su que c’était un bon gars. Pour ceux qui seraient tentés de diviser ça en camp des gentils et des méchants, rappelons qu’une groupie de Kanye West qui boit ses paroles au point d’attendre de sa part une position politique cohérente est au moins aussi stupide qu’un facho de base - au moins. Au milieu de tout ça, l’intéressé fait ce que tout troll/malade/drogué ferait, il s’enfonce avec une détermination qui force le respect.
LA CHUTE
D’abord en dénonçant la police de la pensée, puis en multipliant des contradictions magnifiques, la plus belle étant l’enchaînement : « People demonize people and then they demonize anybody who sees anything positive in someone whose been demonized », suivi de près par « Self victimization is a disease », à moins qu’on soit sur un auto-diagnostic particulièrement lucide. Entre temps il annonce un album de Nas pour le 15 juin, mais même ça ne suffit pas du tout à faire diversion. Et pourtant, le fan de Nas lambda attend le retour de son rappeur depuis 2012. Autre référence utilisée en argument d’autorité, une allusion à Prince, ce qui me rappelle le commentaire éclairé d’un pote il y a quelques années « Kanye il aimerait trop être aussi fou et pédé que Prince mais chez Prince c’était naturel, lui il est obligé de faire le forceur dans le registre artiste tourmenté, pour y arriver il s’est pété aux cachetons alors que ça se voit que c’est un enfant capricieux qui veut être aimé ». Ce mec était voisin avec des étudiants en psychologie, donc j’imagine qu’il doit avoir raison.
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Toujours est-il que Ye est très content de son petit effet et poursuit donc ses aventures en allant jusqu’à passer un big up à Donald Trump, qui le remercie illico. Là on en est au stade où le public se demande si le personnage va définitivement basculer du côté obscur, et il n’est pas aidé. Entre la formulation qui parle de « l’énergie du dragon » (je sais pas si vous vous rappelez de Charlie Sheen sous coke qui parlait d’avoir du « sang de tigre » dans les veines mais on n’est pas loin), son explication qui n’en est pas une lorsqu’il appelle l’animateur radio Ebro puisqu’il se contente de chantonner « I love you », et pire encore, le tweet « I’m nice at ping pong », qui rappelle la période la plus sombre de Rohff, toutes les mauvaises augures sont réunies.C’est donc le début de la chute symbolique du héros qui finit par se prendre des coups d’à peu près tout le monde. Les internautes se foutent de sa gueule, pas mal d’autres rappeurs prennent leurs distances, et certains allient l’utile à l’agréable en se foutant de sa gueule tout en prenant leurs distances. Des montages de Kanye en amant de Trump fleurissent, pareil pour Kanye à la peau blanchie, la légende de la malédiction des Kardashian refait surface, sa femme se fait insulter parce que ce serait con de ne pas en profiter, etc. De son côté le bonhomme passe de Francis Lalanne à Florent Pagny en mettant avant tout en avant sa liberté de penser (et en postant des captures d’écran des messages de ses amis), ainsi que l’amour comme valeur essentielle. Le point positif c’est que ses propos atteignent un tel niveau d’abstraction que si tu les détournes pour illustrer des dessins du New Yorker et le résultat est plutôt sympa.
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Notre blockbuster ménage donc dans un subtil équilibre les moments d’action et les scènes comiques, et on va enfin avoir un mélange des deux le 27 avril avec non pas un mais deux nouveaux morceaux. D’abord « Lift Yourself », qui assure la partie humoristique puisque Kanye présente ça comme une réponse aux polémiques, sauf que l’essentiel des paroles se limite à des onomatopées. C’est un peu la séquence où tu attends le grand méchant et en fait non, derrière la porte c’était juste le chat de l’héroïne qui a chié partout. En soi le gag est nul mais tu ris nerveusement, c’est normal. Arrive ensuite le gros morceau : « Ye vs The People », où le rappeur débat avec son confrère T.I, à l’opposé de ses prises de positions récentes. Sauf que bon, le principe de « vous allez opposer vos arguments en rappant », c’est sans doute très bien dans un atelier de CM2 tenu par un prof au bout du rouleau, mais si tu lis « Kanye feat T.I », ça reste un poil décevant. Côté comm’ Kanye reste ferme sur ses appuis et continue de parler d’amour, se rase la tête pour rendre hommage selon lui à Emma Gonzales, lycéenne survivante d’une fusillade qui milite contre les armes à feu (et qui l’envoie donc logiquement se faire foutre) et montre que malgré ce qu’une partie des fans imaginaient, tout va bien entre lui et John Legend.
Le côté spectacle monte d’un cran puisque le westeux Daz Dillinger menace directement Kanye en appelant les Crips à l’attaquer dès qu’ils le voient, ce qui déclenche l’ouverture d’une enquête fédérale. Franchement il était grand temps que quelqu’un se dévoue pour que le rythme de l’action s’accélère, on ne va pas se mentir.
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LE CLIMAX
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Mais comme il existe aussi des gens avec un minimum de répartie, Internet finit par reprendre ses droits et gagne toujours à la fin : le hashtag #IfSlaveryWasaChoice fait des merveilles sur les réseaux sociaux.Vient la deuxième salve du money shot avec l’interview de Kanye sur son site (wegotlove.com, forcément) puis sa chaîne Youtube. Vu qu’il est au contrôle, il est évidemment plus apaisé, ne crie pas, expose en long et en large plusieurs de ses idées et parle enfin de musique. Ça ne le rend pas moins marrant (le passage « on va construire des villes parce que les maisons c’est nul » est génial) mais le Kanye gentil semble subsister. Au point que des tarés arrivent même à tirer des enseignements de développement personnel à partir de cette vidéo. On pourrait croire que c’est publié en réaction à la polémique suite à l’interview TMZ mais soyons clairs, il n’en pas besoin. On est en 2018, le public aime les bad guys, d’ailleurs de nombreux fans de Kanye avaient déjà sorti la traditionnelle panoplie d’arguments qu’un crétin a à sa disposition pour défendre un autre crétin plus connu que lui : ce n’est pas ce qu’il voulait dire/le contexte est à prendre en compte/c’est une maladresse/vous vous énervez pour rien, etc. C’est ce qu’on appelle dans le jargon la défense Griezmann.Comme dans toute saga ou série à succès qui propose un retournement de situation un peu trop radical, cet étrange scénario engendre des théories parmi les spectateurs. Il n’y en a pas autant que pour la fin d’Inception, mais certains se donnent à fond, il faut le reconnaître. En tête on trouve la théorie de la performance artistique, qui explique qu’absolument tous les faits et gestes de Kanye depuis le début constituent en réalité une opération tout ce qu’il y a de plus réfléchie : en réalité, Kanye, à l’instar d’un Andy Kaufman et d’autres illustres manipulateurs avant lui, ferait exprès de faire n’importe quoi et d’exprimer l’inverse de ce qu’il pense, tout ça pour offrir un commentaire ironique sur la société actuelle. On dira ce qu’on voudra mais c’est beau de voir des aficionados mettre autant d’énergie à vouloir sauver un film de merde. Parce qu’à ce stade, si Kanye disait « ha, je vous ai bien eus », il passerait non plus pour un fou mais pour un con. D’ailleurs le concerné n’a évidemment rien confirmé de tout ça, et préfère désormais se concentrer sur du teasing autour de la musique, parce que c’est pas tout ça mais les premières dates de sortie se rapprochent. Le public, qui a sur internet une mémoire de poisson rouge, recommence donc à le voir comme un bon petit gars dont on attend les albums. On peut dater le début de ce revirement vers la mi-mai, juste après qu’il se soit déclaré fan de Rick & Morty, car Rick & Morty c’est le bien. Comme prévu, Daytona de Pusha-T sort le 25 mai, il est bien reçu par beaucoup de monde, et là encore, les spectateurs semblent se rappeler qu’à la base, Kanye à la prod' c’est quand même sympa. En revanche il y a une personne qui n’apprécie pas cet album, c’est Drake.
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LE SPIN-OFF
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Il s’avère bien sûr que cet avant-dernier épisode survitaminé a également servi à préparer le terrain pour le dénouement tant attendu de ce blockbuster déjà très long : la sortie de l’album de Ye. Retour à l’amour et l’énergie positive, mais aussi à la comédie : l’album est d’abord diffusé sur une plateforme de streaming obscure blindée de pubs pour les fringues de Kanye, la soirée d’écoute du 31 mai dégénère tellement que les propriétaires du ranch décident de ne plus jamais recevoir de rappeurs et il apparaît après coup que le projet a été bouclé et retouché dans l’urgence la plus totale : la cover n’est qu’une photo prise au portable sur le chemin de la listening party (et a illico inspiré des détournements, parce que internet), un morceau a été finalisé le jour même et on apprend ensuite que l’intégralité de Ye a été refait en catastrophe suite aux polémiques pour « se recentrer sur la musique ».
On tient donc notre happy end : le héros est repassé par la case du gentil illuminé, il appelle d’ailleurs à sa façon Pusha-T et Drake à se réconcilier, sa femme Kim Kardashian a convaincu Trump de grâcier une détenue de 63 ans condamnée à perpétuité, et surtout, ces derniers jours les gens débattent un peu plus de la musique que de la connerie intrinsèque de son créateur. En plus maintenant il a le bouclier invincible des troubles bipolaires. Alors certes, c'est d'abord une pathologie qui n'a pas forcément vocation à être utilisée comme une excuse pour être un connard en public (ça ce serait plutôt l'autisme, en tout cas au cinoche c'est comme ça que ça marche), mais ça n'a pas l'air de déranger grand-monde non plus. Ah, et pour ceux qui se demanderaient, vu ses chiffres de ventes Kanye n’est apparemment plus cancelled, ou alors il l’est toujours mais comme ça n’a pas d’effet c’est difficile de le savoir, comme pour R.Kelly et pas mal d’autres.
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BONUS
LES SCÈNES COUPÉES
Kids See Ghosts, l'album collaboratif entre Kanye West et Kid Cudi, sort aujourd'hui sur G.O.O.D Music et Def Jam.
Le nouvel album de Nas, dont le titre est encore inconnu, devrait arriver le 15 juin.Yérim Sar est sur Noisey.